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Ps 3,1 de David, fuyant

jeudi 10 février 2011, par Frère Paul

Les 150 psaumes, tels qu’ils se présentent à nous dans nos Bibles, sont-ils dans le bon ordre ? A l’heure de la narratologie et de la critique canonique, la question mérite d’être posée.

Or, paradoxalement, la réponse du midrash est... non : les psaumes, et plus généralement les péricopes de la Bible, ne sont pas dans l’ordre idéal.

מִזְמוֹר לְדָוִד. זֶהוּ שֶׁאָמַר הַכָּתוּב (איוב כח, יב-יג) וְהַחָכְמָה מֵאַיִן תִּמָּצֵא וְאֵי זֶה מְקוֹם בִּינָה. לֹא-יָדַע אֱנוֹשׁ עֶרְכָּהּ. לֹא נִתּנוּ פָּרְשִׁיּותֶיה שֶׁל תּוֹרָה עַל הַסֶּדֶר, שֶׁאִם נִתְּנוּ עַל הַסֶּדֶר, כָּל מִי שֶׁהוּא קוֹרֵא בָּהֶם הָיָה יָכוֹל לְהַחֲיוֹת מֵתִים וְלַעֲשׂוֹת מוֹפְתִים, לְכָךְ נִתְעַלֵּם סִדּוּרָהּ שֶׁל תּוֹרָה, וְהוּא גָּלוּי לִפְנֵי הקב״ה, שֶׁנֶאֱמַר (יש׳ מד, ז) אֲנִי רִאשׁוֹן וַאֲנִי אַחֲרוֹן וּמִבַּלְעָדַי אֵין אֱלֹהִים, וּמִי-כָמוֹנִי יִקְרָא וְיַגִּידֶהָ וְיַעְרְכֶהָ לִי. ר׳ יַעֲקֹב בְּשֶׁם ר׳ אַחָא אָמַר, לָמָּה נִסְמְכָה פָּרָשַׁת גּוֹג וּמָגוֹג לְפָרָשַׁת אַבְשָׁלוֹם, לוֹמָר לְךָ שֶׁקָּשֶׁה הַבֶּן הָרָע לְאָבִיו יוֹתֵר מִמִּלְחָמוֹת גּוֹג וּמָגוֹג. ר׳ יְהוֹשֻעַ בֵּן לֵוִי בִּקֵּשׁ לֵישֵׁב עַל הַסֵּפֵר הַזֶּה וּלְסַדְּרוֹ, יָצָאת בַּת קוֹל וְאָמְרָה אַל תָּפִיחוּ אֶת הַיָּשָׁן. ר׳ יִשְׁמָעֵל בִּקֵּשׁ לֵישֵׁב עַל הַסֶּפֶר הַזֶּה לִפְנֵי רַבּוֹ, אָמַר כְּתִיב (תה׳ קיא, ח) נֶאֱמָנִים כָּל פִּקּוּדָיו סְמוּכִים לָעַד לְעוֹלָם עֲשׂוּיִם בֶּאֱמֶת וְיָשָׁר.

Psaume de David. C’est ce que dit l’Écriture : (Job 28,12-13) Mais la Sagesse, où la trouver ? Où est la place de l’intelligence ? L’homme n’en connaît pas l’ordonnancement. Les péricopes de la Torah n’ont pas été données dans l’ordre, car si elles avaient été données dans l’ordre, quiconque les lirait pourrait ressusciter les mort et faire des prodiges ; c’est la raison pour laquelle l’ordre de la Torah a été caché, tout en étant manifeste pour le Saint béni soit-il, comme il est dit : (Is 44,7) Je suis le premier, je suis le dernier, hors moi point de Dieu ! Qui lira [la Torah] comme moi et la proclamera, et m’en donnera l’ordre ? (Qu’il me déduise les faits, depuis que j’ai fondé les races primitives ; et les faits prochains et ceux de l’avenir, qu’il les annonce !). R. Jacob dit, au nom de R. Aḥa : Pourquoi la péricope de Gog et Magog se trouve-t-elle à côté de la péricope d’Absalom ? Pour t’enseigner qu’un fils qui veut du mal à son père est pire que les guerres de Gog et Magog. R. Joshua ben Levi ayant entrepris de réarranger ce livre, un écho [céleste] se fit entendre : Ne bousculez pas l’ancien ! [1] R. Ismaël ayant entrepris de de réarranger ce livre devant son maître, celui-ci lui dit : il est écrit (Ps 111,8) Ses préceptes sont fidèles, accolés pour toujours, marqués au coin de la vérité et de la droiture.

Un passage du coq à l’âne

Le midrash part de la constatation suivante : alors que le Ps 2 parle de la fin des temps, des jours du Messie et de la guerre ultime contre les ennemis de Dieu (Gog et Magog), le Ps 3 nous ramène aux jours de David, dix siècles avant notre ère. Le contraste est saisissant : dans le Ps 2, Dieu intervient pour faire triompher le roi-Messie ; dans le Ps 3, David a pris la fuite. Dans le Psaume 2, le roi-Messie est en butte aux nations païennes qui se sont liguées contre lui ; dans le Ps 3, David est menacé par Absalom, son fils et possible héritier (cf. 2S 15-18).

Deux postures et une imposture

Face à ce constat, le midrash propose trois types d’attitudes :

1) Le respect absolu du contexte canonique : le contraste entre le Ps 2 et le Ps 3 est porteur d’un enseignement, qu’il nous revient de trouver. Selon R. Aḥa (au milieu du paragraphe), il signifie que la souffrance causée par un fils rebelle (au mépris du 5e commandement du Décalogue [2]) est pire que la pire des guerres. Le Ps 3 nous ramène par là brutalement de l’eschatologie à l’éthique.

2) Le réarrangement : avec R. Ismaël, on va « rationaliser » le texte. C’est le penchant naturel de l’esprit humain, de l’exégèse concordiste à l’exégèse historico-critique. A cette attitude, le midrash appose le triple désaveu du magistère divin (intervention de la voix céleste), de la tradition (Ne bousculez pas l’ancien !), et des Écritures elles-mêmes (Ps 111,8 avec une interprétation ad hominem du participe סָמוּכִים « accolés » plutôt que « fondés »).

3) L’interprétation « dogmatique » : Dieu a créé le monde par sa Torah (ici synonyme de Tanakh), et par elle encore il le recréera (résurrection des morts, etc.). Cette Torah, instrument et expression de ses desseins, il l’a remise à Israël, mais en désordre, pour empêcher les hommes d’en abuser. Personne d’autre que Dieu ne connaît donc l’ordre idéal de la Torah. Cet énoncé « dogmatique » est appuyé sur deux versets scripturaires : Job 28,12-13 (Torah en désordre pour l’homme) et Is 44,7 (Torah en ordre pour Dieu). Notons au passage que ce dernier verset fait de Dieu le lecteur de sa propre Torah : Qui lira [la Torah] comme moi et la proclamera, et m’en donnera l’ordre ?

Conclusion

Il y a bien des passages du coq à l’âne dans les Écritures : il est important de les reconnaître, car ils nous aident à un double titre. Tout d’abord, ce sont les lieux privilégiés de l’interprétation : le désordre des péricopes finit toujours par « faire sens » pour l’esprit docile qui se donne de la peine dans l’étude. Ensuite, le désordre de la Torah barre la route à toute tentative magique pour s’approprier la puissance de Dieu. Dieu seul connaît l’ordre parfait, Dieu seul est le lecteur idéal, Dieu seul crée et recrée au moyen de sa Torah.

Ce n’est donc pas pour nous tromper mais pour nous garder de nous-mêmes que Dieu nous a donnée la Torah « en désordre ». Il nous met au défi de l’interpréter, honorant par là notre intelligence et nous libérant en même temps de nos rêves d’omniscience et de toute puissance.

Notes

[1] Autre traduction : ne remuez pas ce qui sommeille (את היָשֵׁן), cf. Jastrow, s.v. פּוּחַ, 2 : do not stir up that which slumbers.

[2] Ou du 4e, selon la tradition ecclésiastique.

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