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La liturgie formatrice du moine

mardi 4 décembre 2007, par Frère Marie-Gérard

Pour savoir comment la Liturgie est formatrice, il faut d’abord se remémorer ce à quoi il faut former et qui est à former. Pour des maîtres et des maîtresses de novices, il s’agit de former des moines ou des moniales, mais qu’est-ce qu’un moine ou une moniale ? (pour simplifier, je parlerai dorénavant au masculin, mais le masculin vaut aussi pour le féminin ; je ne parlerai aussi que de moine bénédictin/cistercien).

Le moine est un chrétien, c’est-à-dire un croyant en un Dieu Trinité, baptisé et membre de l’Église, Un croyant qui cherche Dieu, comme tout croyant devrait le faire, dans la foi, l’espérance et la charité, recherche qui se concrétise dans la prière et dans l’ensemble de la vie spirituelle. Mais c’est un croyant qui se sent appelé par Dieu à vivre sa foi et sa recherche de Dieu dans des conditions particulières qui, en soi, sont organisées pour l’aider dans sa démarche : elles ne vont pas en faire un sujet d’élite, mais elles vont l’aider. Elles ne sont pas indispensables et ne garantissent pas qu’elles feront de lui un saint : la sainteté est un don de Dieu, elle est l’œuvre de la grâce : et toute la tradition est là pour affirmer que des chrétiens qui ne se mettent pas dans les conditions que choisit le moine, mais adoptent la vie de tout le monde, peuvent être plus saints que les moines : la sainteté est corrélative à la charité qui se vit dans n’importe quelle situation. Mais le moine choisit, poussé par la grâce, de se mettre dans ces conditions particulières qui sont faites pour que sa recherche aboutisse à une vie intense d’intimité avec Dieu, dans la foi, l’espérance et la charité. Et qui, en ce sens, sont des conditions privilégiées ; nous allons parler de la liturgie comme formatrice : il est évident que dans une communauté dont la liturgie structure chaque journée, de la façon que nous connaissons, on se trouve dans une condition privilégiée par rapport à ceux qui n’ont de liturgie que la messe dominicale, le minimum que demande l’Église, que, d’ailleurs, peu observent.
- Ces conditions particulières sont d’abord un certain « retrait du monde » et le choix du célibat.
- Mais à l’intérieur d’une communauté qui est école du service divin, école de charité.
- Ce qui inclut : la mise en commun des biens et l’obéissance à un abbé, et aux frères, dans la charité fraternelle et la pauvreté.
- Cela entraîne aussi une observance communautaire, une « discipline » communautaire.
- Celle-ci est fondamentalement axée sur la célébration liturgique, la lectio, le travail.
- Vivant à l’écart de la vie paroissiale, cette communauté constitue par elle-même une cellule d’Église. M. Rosaria, en 2004, a beaucoup insisté sur ce point, avec raison, à la suite du document de la Congrégation pour les Instituts de Vie Consacrée de 1994 sur la vie fraternelle en communauté. « La vie fraternelle menée en commun dans un monastère est appelée à être signe vivant du mystère de l’Église » (n° 10 ), qui est communion, une communion dont le prototype et le principe unifiant n’est rien d’autre que l’union des trois personnes au sein de la Trinité . « La communauté religieuse rend visible la communion qui fonde l’Église elle est en même temps prophétie de l’unité à laquelle tend l’Église comme à son but ultime » (ibid.) Le moine qui vit dans ce contexte doit peu à peu se transformer intérieurement. Il est, au départ, comme un matériau brut : ce n’est pas d’emblée qu’il vit de foi, d’espérance, de charité fraternelle, dans le célibat, la pauvreté, l’obéissance. Il a ses résistances intérieures, d’ordre psychologique, comme d’ordre spirituel... Il lui faut évoluer, cheminer... Les psychologues, comme les théoriciens de la vie spirituelle ont leur catégories et leurs repères pour jalonner ce parcours, et les théoriciens de la liturgie ont aussi à les rencontrer...

Voilà le décor... La question qu’il nous faut examiner : qu’apporte la Liturgie dans ce cheminement pour devenir moine plus profondément au cœur même de la communauté ? En quoi et comment la liturgie forme le moine...

A vrai dire la Liturgie n’est pas simplement un instrument pédagogique à la disposition des éducateurs. La constitution Sacrosanctum Concilium ( ) au n° 10, dit qu’elle est aussi de l’ordre des fins. Elle est « le sommet auquel tend l’action de l’Église... Car les labeurs apostoliques visent à ce que tous, devenus enfants de Dieu par la foi et le baptême, se rassemblent, louent Dieu au milieu de 1’Église, participent au sacrifice et mangent la Cène du Seigneur. ». Mais parce qu’elle est précisément cela et parce qu’elle est aussi, selon ce même n°, « la source d’où découle la grâce en nous et de laquelle on obtient avec le maximum d’efficacité cette sanctification des hommes dans le Christ, et cette glorification de Dieu, que recherchent », nous pouvons deviner qu’elle a quelque chose à dire dans notre formation chrétienne et monastique. Et pour le saisir il faut aussi se remémorer ce qu’elle est et quelle place elle tient dans l’économie du salut. En commençant par la fin, ou par le plus extérieur, je traiterai les aspects suivants :
- la liturgie par rapport à l’enracinement du moine, et donc du novice, dans la vie communautaire ;
- la liturgie dans la formation à la vie de prière et le cheminement spirituel (ce sera la partie la plus développée) ;
- la liturgie dans l’approfondissement de la foi chrétienne. La conclusion présentera l’œuvre de quelqu’un qui a unifié sa vie et sa pensée autour de la liturgie : elle montre bien le rôle « matriciel » de la liturgie, dans l’ensemble de la formation...

1. la liturgie par rapport à l’enracinement dans la vie communautaire 1.1. La liturgie dans l’observance monastique Le postulant qui entre en communauté se trouve d’emblée plongé dans une observance communautaire. Ce sera celle de toute sa vie, contrairement aux Ordres apostoliques dans lesquels, une fois formé, le religieux exercera divers ministères dans un contexte le plus souvent séculier et qui pourra varier selon les périodes de sa vie, avec des confrères qui ne seront pas toujours les mêmes. Un jésuite pourra se coucher à l’heure où un autre se lève... Le moine participe à la vie d’une communauté assez disciplinée, selon des horaires qui, globalement, sont les mêmes pour tous. Et cette participation à une observance bien précise est un des éléments formateurs du moine. Or c’est la liturgie qui structure le temps du moine. Celui de la journée, d’abord, avec ses différents offices qui le ramènent régulièrement au chœur. Chez les Trappistes, au moins, cela commence assez tôt. Mais pour tous les moines et moniales, les heures nocturnes sont importantes, avec leur connotation de recueillement (les activités du jour, le matin, ne sont pas encore mises en route) et d’attente du Seigneur : selon l’AT et le NT, les venues du Seigneur se font la nuit... Nuit de l’acte initial de la création - le jour n’était pas encore B, de l’alliance avec Abraham [Gn 15, 5.17] ; la nuit pascale de l’Exode ; l’attente du Messie dans le judaïsme : on l’attendait pour la nuit ; la naissance du Sauveur, la Transfiguration [selon saint Luc], la résurrection du Christ, l’attente du retour du Christ [Mt 24,29-30]... Comme disent sobrement les Constitutions de l’OCSO : « Les heures qui précèdent le lever du soleil sont consacrées à Dieu de façon très appropriée par la célébration des Vigiles, par la prière et la méditation, dans la sobre attente du retour du Christ ». Ce cadrage liturgique de la journée est important et marque la vie du moine. J’approfondirai plus loin l’implication de cette prière dans ma vie spirituelle. J’en reste pour l’instant au niveau extérieur, qui n’est quand même pas sans portée spirituelle. Comme le remarquait Madre Rosaria, à la session de 2004, « la personne qui arrive au monastère, normalement, est frappée de cette capacité qu’a la communauté de laisser un travail, une conversation urgente ; pour entrer pleinement dans la liturgie. Là, le corps enseigne à l’esprit la valeur de l’obéissance » (CollCist 2005, p. 125).

Ce cadrage liturgique embrasse non seulement la journée du moine, mais aussi toute l’année : l’alternance jours de travail et jours de repos ou de congés ne joue pas chez nous de la même façon que dans la société. Le samedi sacro-saint du weekend est, pour nous, un jour de travail comme un autre. Le dimanche, en revanche, est marqué comme jour liturgique plus important et seul le travail indispensable s’y accomplit - qui ne manque cependant pas : notamment pour différents services, pour l’accueil, y compris la porterie et le magasin, parfois. Dans la société l’année est ponctuée, à la fois, par les rythmes scolaires, c’est-à-dire les dates des vacances scolaires (lesquelles ne sont plus en phase avec les fêtes liturgiques) ainsi qu’avec les congés payés... notamment, en France, ceux du mois d’août : l’année civile commence bien plus en septembre, où a lieu la reprise des activités, comme l’on dit, que le premier dimanche de l’avent ou même le premier janvier, mis à part le réveillon de la Saint-Silvestre ! Certains « agenda » de poche courent de septembre à septembre ! Dans un monastère le cadre de l’année est donné véritablement par la liturgie. L’année commence vraiment le premier dimanche de l’avent. Les temps liturgiques sont très prégnants : ils sont matérialisés par la couleur des vêtements liturgiques, par les périodes de jeûne ou de non-jeûne, par le chant, les célébrations quotidiennes... Nos jours fériés sont les fêtes liturgiques : nous travaillons aux fêtes civiles (en France, les 8 mai, 14 juillet, 11 novembre...) ; mais nous « solennisons » - et même, en certains monastères, nous « chômons » - le 19 mars, pour la fête de saint Joseph, ou la fête du Sacré-Cœur qui, bien souvent, même pour des chrétiens, passe inaperçue dans leur rythme de travail... Quand arrive la « semaine sainte » cela se ressent jusque dans nos horaires et nos activités. Que l’année liturgique structure ainsi notre temps est important : car cela place au cœur de notre vie la célébration, et donc le rappel du mystère pascal du Christ, dans ses différentes phases : nous vivons socialement en structure chrétienne de l’année, selon les temps et les fêtes liturgiques. Chaque année le cycle reprend, mais en s’approfondissant à chaque fois : c’est toujours à neuf que nous repartons ; la liturgie nous ouvre à la plénitude du temps qui vient.

1.2. Le rassemblement dans la liturgie L’observance commune implique la vie fraternelle. Le travail offre beaucoup d’occasions de service fraternel, mais il est de plus en plus rare que la communauté tout entière soit réunie pour un travail, sinon celui de l’épluchage ou de la vaisselle et encore, souvent elle est divisée en équipes qui alternent. C’est à la liturgie et aux repas que nous sommes le plus souvent tous ensemble. Il faut y joindre les réunions communautaires, à commencer par le chapitre de l’abbé. Le repas s’accomplit au cours d’une liturgie : le bénédicité et les grâces l’entourent et on y écoute une lecture. De ces rassemblements de la communauté, celui de la liturgie n’est pas seulement le plus prolongé, mais il est le plus fondamental, dans la mesure où il manifeste le plus la communauté comme Corps du Christ, ce qu’elle est en réalité. Toutes proportions gardées on peut lui appliquer ce que le concile dit de l’Église diocésaine en S.C. 2 : « La liturgie... contribue au plus haut point à ce que les fidèles, par leur vie, expriment et manifestent aux autres le mystère du Christ et la nature authentique de la véritable Église ». « Tous doivent être persuadés que la principale manifestation de l’Église consiste dans la participation plénière et active de tout le saint peuple de Dieu, aux mêmes célébrations liturgiques, surtout dans la même Eucharistie, dans une seule prière, auprès de l’autel unique où préside l’évêque entouré de son presbyterium et de ses ministres » (S.C. 41). Cela vaut en premier lieu de la liturgie célébrée en la cathédrale ; mais, est-il ajouté, ce mystère se réfracte, pour ainsi dire, dans les autres assemblées liturgiques du diocèse, et cela peut être dit de la liturgie de la communauté monastique, surtout quand elle est présidée par l’abbé. Du reste, la Présentation Générale de la Liturgie des Heures (2) en fait l’application aux communautés de moines et de moniales qui, en vertu de leur Règle, accomplissent la Liturgie des heures : « ils représentent spécialement l’Église en prière : en effet ils manifestent de façon plus parfaite l’image de l’Église qui loue le Seigneur sans relâche et d’une voix unanime... » (n°24). Aussi bien, dit l’instruction déjà citée sur la vie fraternelle en communauté : « la communauté se construit à partir de la Liturgie et surtout de la célébration de l’Eucharistie et des autres sacrements... C’est par l’Eucharistie que doit commencer toute éducation de l’esprit communautaire » (n° 14 citant Presbyterorum ordinis, 6).

« Se savoir tous convoqués à des heures déterminées - les heures de la lumière et de la nuit B, répondre en convergeant tous vers un unique lieu, accomplir le signe de se revêtir de l’habit choral, c’est déjà tout prédisposer, ensemble et de manière symphonique, pour se tenir devant Dieu en assemblée, comme communauté, comme corps qui accepte d’être édifié et réuni par le Seigneur. Malheureusement, nous ne pensons pas suffisamment à ces gestes quotidiens et simples, que l’habitude rend usés et insignifiants ; mais si seulement nous engagions notre esprit à remonter jusqu’aux motivations plus vraies de ces gestes, nous nous ouvririons alors, dans une conscience renouvelée, à une action qui nous façonne et nous édifie. Et c’est ainsi que, réunis en assemblée par obéissance à l’initiative du Seigneur, et autour de lui qui est ressuscité et vivant, nous écoutons sa parole : oui, « Seigneur, ouvre mes lèvres », mais aussi « rends attentive mon oreille... » (3).

1.3. L’engagement dans la liturgie Une concélébration La liturgie, de soi, est concélébration. Elle n’est pas la juxtaposition de prières individuelles. Qu’elle soit concélébration, c’est même ce qui la distingue foncièrement des « dévotions populaires ». A vrai dire il n’y a pas de prière isolée. Toute prière de chrétien, qui est sans cesse membre de l’Église, engage d’une certaine manière l’Église entière, car elle s’accomplit par le Christ, seul médiateur de Dieu et des hommes : or le Christ est Corps. Elle est exercice du sacerdoce baptismal dans l’Esprit Saint. Et de ce fait elle est prière en Église. De toute prière on peut affirmer ce qu’un saint Pierre Damien dit au sujet de l’Office divin : « partout où se trouve corporellement un membre, là aussi se trouve sacramentellement (per sacramenti mysterium) le corps entier... La puissance du Saint-Esprit qui se trouve en chacun et emplit le monde entier, fait que le singulier devient pluriel et le pluriel singulier (hic solitudo pluralis et illic multitudo intelligitur singularis) (4). Un chrétien n’est jamais seul, même quand il prie dans le secret de sa chambre ; il est membre d’un corps. « Si tous, nous formons un seul corps de Christ, nous aurons beau nous éloigner physiquement les uns des autres [par exemple, pour faire oraison ou sa lectio...] spirituellement nous ne pouvons pas être séparés, nous qui demeurons en lui... » (5). A la fin du XVIIe siècle, alors que l’individualisme gagne du terrain, Thomassin affirme encore cette communion de tous dans la prière : « Grâce à la communion de la charité et par le lien d’un même Esprit Saint... les prières de chaque fidèle sont communes à tous les autres et celles de tous les autres lui sont communes », chaque fidèle qui prie le Pater « est revêtu de la personnalité de toute l’Église » (6) Mais ma prière peut ne pas interférer avec celle de mon voisin assis à mes côtés sur un même banc, par exemple pendant mon action de grâces. Elle peut être ma propre prière, privée, pour ainsi dire, même si je suis uni de cœur avec mon voisin. Tout en étant une prière en Église, tout en étant une prière d’Église, la prière d’un chrétien n’est pas tout le temps « la » prière de l’Église, celle en laquelle celle-ci se reconnaît et qu’elle assume en tant que telle. Même une prière dite en commun, le chapelet, par exemple, n’est pas reconnue comme prière liturgique, sans pourtant que sa valeur soit dépréciée : l’autorité ecclésiastique fait une distinction nette entre liturgie et pratiques de piété (7) La liturgie n’est pas une action privée. Elle implique un engagement particulier de l’Église, qui va au-delà de la réglementation que peut en donner le Saint-Siège : ce n’est pas le simple fait d’une approbation pontificale ou d’un mandat donné à des chrétiens, notamment aux membres du clergé ou aux religieux, qui en fait la valeur. Elle est la prière non seulement de chrétiens en Église, mais elle est prière de l’Église qui s’y exprime en tant que telle, prière du Christ total, tête et corps : « L’office divin... est vraiment la voix de l’Épouse elle-même qui s’adresse à son Époux ; et même aussi, c’est la prière du Christ avec son Corps au Père. « (S.C. 84).

Parce qu’elle est essentiellement celle du Peuple de Dieu organisé hiérarchiquement, la liturgie prend la forme d’une concélébration, disais-je. Cela apparaît essentiellement dans l’Eucharistie, qui ne peut se célébrer que sous la présidence d’un ministre sacré, mais se réalise aussi dans d’autres actions qui ne nécessitent pas forcément l’intervention d’un prêtre. C’est aussi le cas de l’Office divin ou Liturgie des Heures qui est célébré « au nom du Peuple de Dieu » et qui compte l’intervention de divers acteurs, invitateur, chantre, lecteur, président, avec des répons, des verstes, des litanies, et d’abord, une psalmodie qui suppose une alternance dans le chant... (8) C’est « le langage, le rythme, la configuration, les accents théologiques propres » de la liturgie qui la différencient des éléments correspondants dans la piété populaire, comme le demande le Directoire. On peut aussi prier en commun le chapelet comme le suggère ce directoire : « Dans certaines occasions, dit-il, la prière du Rosaire peut prendre la forme d’une célébration composée de divers éléments : la proclamation des passages de la Bible relatifs à chacun des mystères, le chant de certaines parties de la prière, une sage répartition des rôles entre les différents participants, la solennisation de l’introduction et de la conclusion de la prière » (n. 199). Mais ce n’est qu’une possibilité en certaines occasions, alors qu’il est stipulé que la célébration communautaire des actes liturgiques « dans la mesure du possible, doit l’emporter sur leur célébration individuelle et quasi privée » (S.C. 27). On ne se crée pas de difficultés particulières en disant seul le Rosaire, alors que réciter l’Office en solitaire peut poser question, comme le remarque l’ermite auquel répond saint Pierre Damien. Appelé en 1950 à dire son sentiment sur l’office divin, alors que le bréviaire était habituellement récité par le clergé de façon individuelle, Paul Claudel notait : « La difficulté spéciale au Bréviaire, c’est que cet ensemble de prières, admirablement composé, est plutôt fait pour la récitation collective que pour la lecture individuelle. Il faudrait suppléer à ce décalage par une attention fervente que les prêtres surmenés par l’action extérieure peuvent difficilement lui prêter... » (9) De ce caractère concélébratoire de la liturgie nous pouvons tirer quelques conclusions du point de vie de la formation. Comme le remarque dom Adrien Nocent : « Il y a un passage à assurer de ma célébration à la célébration dans et avec une assemblée, signe du Christ et de l’Église [...] Cela suppose une attitude intérieure exigeante. Je ne célèbre pas l’office à partir du moment où je le conçois seulement comme un acte dévot et pieux, je ne célèbre pas non plus quand j’en fait ma célébration. Toute vraie célébration suppose un effort pour aller à la rencontre des autres, en même temps qu’à la rencontre de Dieu [...] Ma propre célébration vaut par celle des autres et je ne puis être « distrait » par la célébration des autres » (10). Comme le disait encore Madre Rosaria en 2004, « il faut suivre un rythme pour le chant, un ton de voix, et par la synchronisation des gestes, on voit mieux la ressemblance que ce ‘faire ensemble’ peut avoir avec une danse, plutôt qu’avec les mouvements d’un troupeau d’animaux » (ibid.). Cela me pousse à l’obéissance, dit-elle, à l’abandon de ma volonté propre, mais aussi à l’acceptation des autres, à la charité fraternelle. La liturgie éducatrice de la vie de communion, c’est ce que dom Joël, Père Abbé de Tournay, en France, a voulu proclamer au cours d’une conférence donnée à une session de la commission de liturgie monastique (CFC) en novembre 2002, consacrée précisément à Liturgie et vie fraternelle (cf. Liturgie n. 121). La liturgie, disait-il, nous apprend à nous déprendre, elle nous apprend à être frères. Jésus lui-même l’a dit : va d’abord te réconcilier avec ton frère, ensuite tu apporteras ton offrande. Cela a conduit à instaurer dans la liturgie le baiser de paix. Mais c’est la paix du Christ que l’on se transmet alors. Cela aussi n’est-il pas significatif ? Saint Benoît veut qu’à l’Office le Notre Père soit chanté à haute voix par l’abbé, afin que tous, entendant les paroles « Pardonne-nous comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé », nous puissions nous purifier de ces épines de scandale qui ne manquent pas de surgir entre nous et que le tissu communautaire puisse être réparé avant le coucher du soleil.

Si je veux la vivre convenablement, la liturgie va donc me pousser à sortir de mon individualisme et à tenir compte des autres. Ce n’est pas toujours aisé. D’autant plus que nous sommes divers et qu’il ne s’agit pas de niveler nos différences. Pas plus que la communauté, l’assemblée liturgique n’est du collectivisme unificateur qui gommerait toutes les particularités de chacun. Nous conservons nos goûts propres, nos idées, notre tempérament. Mais il faut s’harmoniser, sans vouloir imposer son point de vue. « Comment, s’interroge devant ses moines celui qui était encore leur abbé, le futur cardinal Hume, comment la prière commune s’avère-t-elle cause de tensions pour certains et de vraie joie pour d’autres ? Pourquoi d’aucuns cherchent-ils des motifs de s’en absenter, ou paraissent-ils soulagés lorsqu’ils ne doivent pas y assister ?Ces faits ne laissent pas d’attrister surtout quand on voit les décisions prises dans ce domaine liturgique réjouir les uns et désoler les autres... A quelles solutions recourir ? Veillons à témoigner d’un sens accru de la solidarité fraternelle et du désir de plaire à Dieu par-dessus tout, en nous appliquant à ne pas déplaire aux autres ; ne nous départissons pas d’une attitude inspirée par le souci du pardon et de la tolérance ; soyons attentifs aux difficultés de nos frères... Les solutions ne manquent pas ! » (11) La difficulté de >s’accorder’ a pu s’accroître du fait que la réforme instaurée par Vatican II laisse à la communauté une certaine liberté de manœuvre dans l’organisation de sa liturgie. En présentant, en 1969, la loi-cadre qui allait régir la Liturgie des Heures dans l’OCSO, la commission de liturgie de l’Ordre relevait que la promotion d’une prière liturgique expressive et formatrice de la communauté pouvait être source d’exigences nouvelles : « Notre prière ne pourra être telle, en effet, que si chaque membre dépasse son point de vue, écoute ses frères, fasse l’effort nécessaire pour qu’une certaine « unanimité » se dégage et se réalise. Si la réforme liturgique suscite de l’appréhension et des remous, ce n’est peut-être pas sans signification : elle est une épreuve de vérité pour nos communautés... Autrefois l’Office nous était « donné », il n’y avait rien à redire et chacun pouvait s’y insérer sans s’inquiéter de son voisin ; maintenant il sera difficile de ne pas réagir différemment aux options qu’il sera possible de prendre, et tous se trouveront engagés et interpellés, même (et surtout) s’il s’agit de détails d’exécution » (12). Quelque temps auparavant, alors que la réforme liturgique n’était pas encore lancée, mais entrevue, Thomas Merton prévoyait aussi qu’elle ne serait pas facile pour tout le monde. Il craignait des pressions indues de la part de groupes, d’un côté ou de l’autre, progressistes ou conservateurs, et mettait en garde contre des contraintes qui empêcheraient la communion dans l’amour de s’exprimer. « Nous devons apprendre, dit-il, à participer à une communion libre, ouverte et joyeuse d’amour et de louanges ». Certains se sentiront insécurisés et d’autres en situation d’infériorité : des deux côtés cela se traduira peut-être par des réactions vives, témoignant de conflits émotionnels et cherchant à contraindre les autres. S’ils surmontent ces tentations par l’humilité, la grâce, l’oubli d’eux-mêmes et la confiance, ils progresseront dans la pacification intérieure de leur cœur (13). La participation à la liturgie m’oblige donc à m’intégrer correctement dans la vie communautaire. En ce sens elle contribue à ma formation. Madre Rosaria a développé, dans ses interventions de 2004 la valeur de la conversatio monastique pour la formation, et dans cette conversatio se trouve la célébration communautaire de la Liturgie. Elle parlait du « défi de percevoir quelle mentalité nouvelle et quelle unité profonde de notre « je » nous parviennent par le canal de l’Opus Dei » et elle développait quatre aspects de cette unité : 1) esprit-mémoire-affectivité, 2) esprit-corps, 3) liturgie-lectio divina, 4) liturgie-travail. Elle concluait ce paragraphe en notant que « le chemin de formation doit regarder ces gestes liturgiques, fondamentaux dans notre vie, comme on regarde l’étoile polaire, vérifier comment ils sont vécus et aider à ce qu’ils soient toujours vécus en plénitude » (14)

1.4. Valeur éducative du rite

Toute célébration liturgique se fait selon un certain cérémonial qui, de sa nature, est répétitif. Les textes et les chants changent selon les heures et les jours, mais chaque célébration obéit à la même ordonnance, celle-ci pouvant toutefois varier selon les jours (férie ou fête...). La liturgie peut comporter des moments de prière spontanée (notamment au moment des intercessions...), mais elle se distingue en général des réunions de prière charismatique spontanée... Comme toute autre observance, le rite est formateur. Par sa répétition et l’aisance qu’il finit par engendrer par le fait même de la répétition, il peut susciter une émotion religieuse, sans cesse renouvelée, comme il peut aussi engendrer la routine, s’il est accompli par formalisme, sans être habité intérieurement. Ce n’est pas d’abord une affaire de « compréhension » du rite, encore que le connaître puisse aider, mais il s’agit de se laisser porter par lui. Il ne faut pas qu’il change trop souvent, sinon il ne peut plus remplir son rôle. Ni, à l’inverse, qu’il soit trop figé ou désuet dans sa signification. Il ne faut pas non plus que le cérémoniaire soit trop intransigeant et directif... L’aisance entraîne une certaine souplesse... qui s’oppose tant au rubricisme qu’au formalisme. Le rite n’a pas sa fin en soi, l’homme n’est pas au service du rite : c’est le contraire. Le rite doit servir l’homme dans son culte, non l’entraver. Mais il l’éduque pour trouver la bonne attitude. Le fait que la spontanéité soit, pour ainsi dire, contrôlée, a aussi ses avantages. Trop de spontanéité, des gestes trop excentriques peuvent gêner nos voisins... Nous apprenons par le rite à nous discipliner, à respecter l’autre. Par ailleurs est-il possible de maintenir longtemps l’énergie que supposerait la créativité à jets continus ? Le rite, en ce sens, peut aussi soutenir dans les moments de moindre ferveur. Il nous porte. Que notre « émotion » soit stylisée peut paraître peu engageant, certes : nous chantons des psaumes qui invitent à la danse, avec instruments de musique, etc., mais nous restons de marbre dans nos stalles ! Cela peut paraître très cérébral et occidental. Notre état d’âme ne correspond pas forcément à la véhémence des expressions traditionnelles. Mais alors le rite, pour ainsi dire, assume notre faiblesse et lui donne une portée qu’elle ne pourrait se permettre, si elle s’en tenait à elle-même. Certaines cultures s’expriment différemment que d’autres, certes. En Afrique, ce sera plus exubérant qu’à Paris ou Berlin... Chaque culture doit trouver son style. Mais à l’intérieur d’une culture donnée, une certaine modération par le rite permet parfois d’aller plus profondément, et moins superficiellement, qu’une exubérance spontanée... La liturgie, en tout cas, fait participer le corps et les sens, et ce n’est pas rien dans notre éducation et notre formation. « L’homme n’est pas un pur esprit, et l’on ne parvient pas à l’oraison la plus haute en éliminant ou en oubliant le corps, mais en le réduisant lui aussi, lui d’abord, à rendre à Dieu un >service qui soit hommage raisonnable’, c’est-à-dire spirituel : servitutis nostrae rationabile obsequium » (15) Il faut apprendre à se servir de son corps, à se tenir droit, ou incliné... Apprendre à être bien dans son corps. Mère Rosaria y faisait allusion dans sa prestation de 2004. « L’aspect physique de la liturgie, disait-elle, nous conduit à un certain réalisme sur nous-mêmes... Rien mieux que la liturgie nous donne physiquement notre noblesse d’êtres voués à la louange, nous donne la noblesse des gestes, des attitudes et des vêtements. Des gestes liturgiques nous pourrions apprendre la véritable estime de nous-mêmes si nous nous gardons de l’esprit mondain qui pousse, par exemple, à ne pas commettre d’erreur et à se montrer très doué » (CollCist, l.c. p. 123). Tout ceci n’est pas sans rapport avec le mystère pascal du Christ. P. Patrick Prétot, moine de la Pierre-Qui-Vire, actuel directeur de l’Institut supérieur de Liturgie de Paris, fait remarquer, non sans humour, que « le lieu où le moine apprend le plus ce qu’est le mystère pascal, c’est en se levant et en se prosternant pour le ‘Gloire au Père et au Fils et au Saint-Esprit’, à la fin de chaque psaume. Je m’abandonne et je me reçois » (16)

1.5. La fonction symbolique, formatrice de l’homme Certains gestes rituels ont un enracinement anthropologique assez évident : se lever, s’incliner, se prosterner, lever les mains, se frapper la poitrine, se donner la main. Il y a aussi le cri, ou le silence, la lamentation ou le chant lyrique... Les couleurs, selon les cultures, sont symboliques...

Mais il y a plus profond. Tout homme se réfère aux quatre éléments, avec leur ambivalence. L’eau donne la vie (la vie naît de l’eau et sans eau on ne peut vivre, la végétation ne peut pousser, etc.), mais la dévaste aussi (inondations, déluge...) ; le feu réchauffe, purifie, mais aussi brûle, consume, réduit en cendres ; l’air, c’est notre respiration, mais c’est le vent de la tempête qui brise ; la terre, le quatrième élément : c’est le socle de notre stabilité, sauf quand elle tremble ; c’est la terre nourricière où pousse la végétation, mais c’est celle aussi de nos tombeaux (quand ce n’est pas la mer ou le feu)... L’ambivalence de ces éléments fonde une dynamique. Le passage à travers l’eau, à travers le feu, à travers le désert, ou l’entrée dans la Terre promise introduit un parcours. C’est aussi le passage de la nuit au jour, les saisons, etc. Le culte n’est pas une simple affaire d’éléments, d’objets, d’eau, de feu, de pain, d’huile, etc. mais il s’inscrit dans les situations de l’homme au milieu de ces éléments et dans ses actions avec ces éléments : une plongée dans l’eau et une émersion, un repas de pain et de vin, des onctions, etc. Il y a, certes, des bénédictions d’objets, mais ce sont des bénédictions des hommes et des femmes qui vont utiliser ces objets... et comme le dit un document du Concile, « il n’est à peu près aucun usage honorable des choses matérielles qui ne puisse être dirigé vers cette fin, la sanctification de l’homme et la louange de Dieu » (S.C. N° 61). Il y aurait beaucoup à dire sur la valeur formatrice du symbole. Dans son Traité de théologie spirituelle (Paris 1986), le Père Ch.-A. Bernard y insiste, en rapport avec l’affectivité de la personne. Car l’expression symbolique est chargée d’affectivité, c’est ce qui la rend intraduisible dans l’ordre du concept. Affectivité et symbolisme se tiennent « tous deux sur la même trajectoire qui va du sujet au milieu vital... L’homme symbolise sa propre situation vitale, toujours chargée d’affectivité » (p. 178). « Possédant une charge affective, les symboles suscitent une réaction affective qui à son tour induit un mouvement spirituel : le symbole ‘fixe l’énergie psychique ou la mobilise à son service exclusif’ (P. Emmanuel) » (p. 179). Cette activité symbolique -et qui niera qu’elle se déploie au mieux dans la célébration liturgique ? -transforme notre conscience spirituelle en l’unifiant « Comme l’observent des psychologues tels que Jung et Baudouin, notre vie moderne est caractérisée par un grave déséquilibre : alors que les aspects rationalisants et techniques portent à un excès d’abstraction, que reflète le langage, la part de la sensibilité continue à diminuer ; cela entraîne comme conséquence un désir de compensation, dans l’érotisme par exemple, ou dans la drogue. L’activité symbolique, au contraire, à travers l’art, la poésie et le contact avec la nature, rétablit un sain équilibre au bénéfice de la qualité de la vie humaine. Il faut bien constater que la vie chrétienne se ressent elle aussi de cette prédominance du rationalisme : contre cet excès, le symbolisme, véhiculé en particulier par la liturgie, revalorise le sensible » (17) On peut dire que la liturgie nous aide à intégrer toutes les dimensions de la personnalité : intelligence, affectivité, sens de la beauté, corporéité, tout en sauvegardant de la sentimentalité, du subjectivisme, de l’individualisme. Elle nous intègre aussi dans une communauté qu’elle contribue à former.

2. La liturgie formatrice de la vie de prière et de la vie spirituelle Je disais que le moine est un croyant qui cherche Dieu, comme tout croyant devrait le faire, dans la foi, l’espérance et la charité, recherche qui se concrétise dans la prière et dans l’ensemble de la vie spirituelle. En quoi la liturgie m’aide-t-elle et me forme-t-elle dans cette perspective ? Pour bien le saisir, il faut encore se souvenir que la liturgie, comme le dit S.C. 10, est « source et le sommet de la vie de l’Église [...] c’est d’elle, et principalement de l’Eucharistie, comme d’une source, que la grâce découle en nous et qu’on obtient avec le maximum d’efficacité cette sanctification de l’homme dans le Christ, et cette glorification de Dieu que recherchent ; comme leur fin, toutes les œuvres de l’Église ». En tant que source de la prière et de la vie spirituelle, elle en est la matrice, la formatrice. Concrètement, comment cela se passe-t-il ? 2.1. Qu’est-ce que la prière ? On la définit souvent comme « une élévation de l’âme vers Dieu » : mais il ne suffit pas de penser à Dieu, il faut s’adresser à Dieu : lui lancer un cri de détresse est une prière, comme aussi le remercier, le louer. Beaucoup d’hommes ou de femmes le font dans diverses religions. Certains vont jusqu’à vouloir instaurer une relation de connaissance et d’amour avec Dieu, comme celui à qui ils s’adressent. C’est ce qu’on veut dire, en disant que c’est un dialogue avec Dieu. En fait, je n’entends pas forcément Dieu me répondre... sinon par une intuition intérieure. Mais Dieu a parlé. Sa parole a été recueillie dans la Bible. C’est sa Révélation. Jésus à la fin de sa vie, prie le Père : « J’ai manifesté ton Nom aux hommes » (Jn 17,6). Ceux qui reçoivent cette Révélation sont les chrétiens. Le dialogue sera d’abord réception de la Révélation de Dieu. Bien sûr, cette Révélation, ce n’est pas une simple notion plus ou moins abstraite, c’est une communication d’amour. Et disons-le tout de suite : c’est une participation à l’échange d’amour entre le Père et le Fils : « Comme toi, Père ; tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient un en nous... Je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée pour qu’ils soient un comme nous sommes un, afin qu’ils soient parfaits dans l’unité et que le monde reconnaisse que tu m’as envoyé et que tu les as aimés comme tu m’as aimé... Je leur ai fait connaître ton nom et je le leur ferai connaître, afin que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux et moi en eux » (Jn 17, 22-26). C’est cela la sainteté : être parfaits dans l’unité avec Dieu, être pris dans l’amour de Dieu Comme le dit Guillaume de Saint-Thierry dans le Miroir de la foi n. 111 : « l’homme se trouve inclus, d’une certaine façon, dans cette étreinte et ce baiser du Père et du Fils qu’est le Saint Esprit ; il se voit uni à Dieu par cette charité même qui fait l’unité du P. et du F. ; sanctifié en celui qui est l’unité de l’un et de l’autre ». Et c’est cela aussi le sommet de la prière. « La preuve que vous êtes des fils, c’est que Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son Fils qui crie : Abba, Père ! » (Ga 4,5). Dans l’Esprit le Père dit à son Fils, Tu es mon Fils bien-aimé. Et le Fils, dans l’Esprit lui répond : Abba, Père ! Nous sommes associés à ce dialogue. « L’Esprit en personne se joint à notre esprit pour attester que nous sommes enfants de Dieu » (Rm 8,16) : ce sont là ces « gémissements ineffables » que pousse en nous l’Esprit (Rm 8,26). C’est le fond de la prière de tout baptisé, du plus simple au plus mystique. A preuve, écoutons saint Jean de la Croix dans son explication de la strophe 39 (38) de son Cantique spirituel : l’âme est élevée et informée « afin qu’elle aspire à Dieu la même aspiration d’amour que le Père aspire au Fils et le Fils au Père, qui est le Saint-Esprit lui-même qu’ils spirent en elle en la dite transformation ». Il cite Ga 4 et Jn 17 : nous sommes là où le Fils se trouve, c-à-d. « faisant en nous, par participation, la même œuvre que moi, Fils, je fais par nature, qui est de spirer l’Esprit-Saint » ; il est conscient que c’est stupéfiant... Mais c’est ainsi.

Mais la Liturgie est-elle autre chose ? Voici une définition que l’on trouve dans S.C. 83 : « Le Souverain Prêtre de la Nouvelle Alliance, le Christ Jésus, prenant la nature humaine, a introduit dans notre exil terrestre cet hymne qui se chante éternellement dans les demeures célestes. Il s’adjoint toute la communauté des hommes et se l’associe dans ce cantique de louange. En effet il continue d’exercer cette fonction sacerdotale par son Église elle-même qui, non seulement par la célébration de l’Eucharistie, mais aussi par d’autres moyens et surtout par l’accomplissement de l’office divin, loue sans cesse le Seigneur et intercède pour le monde entier ». Voilà : mais qu’est-il cet hymne qui se chante éternellement dans les demeures célestes que le Christ introduit sur terre et dont il est le chantre et le prêtre, sinon, précisément, ce dialogue trinitaire du Fils avec son Père ? La Constitution dit que c’est le fond même de l’Eucharistie, comme de la Liturgie des Heures, comme de toute prière chrétienne (comprise dans ces « autres moyens » que mentionne le texte, comme il ressort des explications de la commission de rédaction). Prière liturgique et prière personnelle sont donc, toutes deux, essentiellement participation au dialogue du Père et du Fils. Ce sont deux moments et deux modes d’expression différents d’une même réalité. Et l’on pourrait y ajouter, entre les deux, les prières de la piété populaire, dites en commun ou en privé, car elles aussi sont un exercice de la fonction sacerdotale du Christ, dans lequel il s’adjoint toute l’Église... Le point le plus profond de la prière, comme de la liturgie, c’est l’entrée dans le dialogue du Père et du Fils. Mais concrètement la prière revêt bien des formes particulières, telle que l’intercession, la louange, la confession du péché, la componction, comme aussi la célébration chorale ou la méditation solitaire, etc. Comment tout cela s’articule-t-il ensemble et avec la prière du Fils en plein cœur de la Trinité ? Quel est le rôle précis de la célébration liturgique sur ma vie de prière ? Comment est-elle formatrice ? Il nous faut, pour le comprendre, ajouter quelques précisions et développements. 2.2. Prière et histoire du salut J’ai rappelé que Dieu nous a parlé, à travers la Révélation que nous transmet la Bible. Cela fait que la prière est accueil, réponse à la Révélation de Dieu (le théologien Ch-A. Bernard, en 1967, définit la prière comme adhésion spirituelle au dessein de Dieu). C’est pourquoi la lectio divina a quelque chose à dire avec la prière. J’y reviendrai. Ici je voudrais souligner comment cela fonde le caractère sacramentel et pascal de toute prière. Cette Révélation, c’est au Peuple de Dieu qu’elle s’est adressée. Elle ne m’atteint qu’à travers le Peuple de Dieu, en tant que je suis inséré dans ce Peuple de Dieu. C’est également inséré dans le Corps du Christ qu’est l’Église que je réponds à Dieu. C’est pourquoi, il n’y a pas de prière qui ne se fasse, sinon en Église. Mais la Révélation s’est faite au long d’une histoire. Cette histoire est, pour ainsi dire, l’archétype premier de ma propre histoire spirituelle. (Au plan biologique, on aime dire, parfois, que l’histoire de l’individu passe par les étapes qu’a traversées l’espèce -l’ontogenèse reproduit la phylogenèse). Les étapes de l’histoire du Peuple de Dieu sont les étapes mêmes de mon développement spirituel, et donc de ma prière. Et quel fut donc le parcours du Peuple de Dieu ? Je ne peux pas développer longuement, mais à la lumière de l’épitre aux Romains, l’on peut dire ceci : 2.2.1. Le schéma de l’histoire du salut Dieu, dès le début appelle l’homme à une alliance d’amour avec lui. Il se révèle à lui et lui indique ce qu’il faut faire pour répondre à son amitié et entrer en alliance avec lui. C’est le don de la loi à Moïse. Israël est privilégié d’être l’objet du choix de Dieu pour cette Révélation, comme le dit Baruch 4,1-4 : « (La Sagesse) est le Livre des préceptes de Dieu, la Loi qui subsiste éternellement. Quiconque la garde vivra, quiconque l’abandonne mourra. Reviens, Jacob, saisis-la, marche vers la splendeur, à sa lumière, ne cède pas à autrui ta gloire, à un peuple étranger tes privilèges. Heureux sommes-nous, Israël, ce qui plaît à Dieu nous fut révélé ».

Israël dispose ainsi de la clé du bonheur : « Si tu écoutes vraiment la voix du Seigneur ton Dieu, en mettant en pratique tous ses commandements, alors il te rendra supérieur à toutes les nations du pays ; et voici toutes les bénédictions qui viendront sur toi... » (18). C’est un contrat : qu’Israël fasse ce qui plaît au Seigneur et lui le bénira. Ce contrat est un privilège, encore une fois, qu’Israël ne mérite d’ailleurs pas. Mais le privilège ne supprime pas le contrat. Il lui faut accomplir ce que le Seigneur demande. Certes le Seigneur aidera son Peuple à pratiquer cette loi. Il ne se désintéresse pas de ce que fait son Peuple, il n’attend pas passivement, il prend en charge son peuple. Cela commence par la libération de l’Égypte. Il fera signes, prodiges et miracles pour convaincre son Peuple d’avoir confiance ; il multipliera ses avertissements par les prophètes ; il n’hésitera pas à utiliser la manière forte (cf., par exemple Amos 4) ou au contraire la douceur et la séduction (avec Osée, par exemple, cf. ch. 11). Il n’attend pas superbement, drapé dans sa dignité offensée, qu’Israël revienne à lui. Il s’abaisse à le solliciter, acceptant qu’il revienne à lui, même avec des motifs très intéressés (cf. l’enfant prodigue). Mais il n’en attend pas moins qu’Israël lui-même se convertisse et pratique la loi. Cela revient au partenaire du Seigneur, c’est sa contribution incontournable à l’alliance : « Yahvé avait fait cette injonction à Israël et à Juda par le ministère de tous les prophètes et de tous les voyants : Convertissez-vous de votre mauvaise conduite, avait-il dit, et observez mes commandements » (2 R 17,13. Voir Dt 30). Un des derniers appels pathétiques du Seigneur est rapporté au ch. 18 d’Ezéchiel, peu avant l’exil à Babylone : « Convertissez-vous de tous vos péchés, qu’il n’y ait plus pour vous d’occasion de mal. Débarrassez-vous de tous les péchés que vous avez commis contre moi et faites-vous un cœur nouveau et un esprit nouveau. Pourquoi vouloir mourir, maison d’Israël ? Je ne prends pas plaisir à la mort de qui que ce soit, parole du Seigneur. Convertissez-vous et vivez ! » (Ez 18,30-32). Cette invitation est typique de l’alliance sous sa forme originelle. Mais, voilà : face à cet appel Israël ne parvient pas à y répondre, et ce sera l’Exil. Je ne développe pas ce point, mais il est assez frappant que Paul, comme les prophètes, généralise l’existence de ce mal de l’idolâtrie en Israël. Cf. Rm 3, 9sv : « Nous avons établi que, Juifs et Grecs, tous sont soumis au péché, comme il est écrit » et il cite le ps. 13 « Il n’y a pas de juste, pas un seul... » On pourrait penser qu’il exagère : des individus sont parvenus à observer la loi (d’ailleurs en Ph. 3,6 il se présente comme un pharisien parfait « quant à la justice que donne la loi, un homme irréprochable ») ; il y a des saints dans l’A.T. et même, dit Rm 2, il y a des païens qui suivent leur conscience et sont justes... Ce pessimisme résulte plutôt, sous l’influence de l’Esprit Saint, d’une lecture théologique de l’A.T. comme étape d’avant le Christ : personne ne réussit à faire le bien sans le Christ. La loi, qui est sainte, n’a pas donné la force pour l’accomplir, à cause du péché de l’homme ; la « chair », comme dit S. Paul, a rendu la loi impuissante. Si des hommes de l’A.T. ont pu pratiquer la loi, c’est que la rédemption par le Christ était déjà à l’œuvre en eux. Aux yeux de Dieu, la rédemption est accomplie dès le premier instant qui suit la faute de l’homme, et chaque individu depuis le premier homme peut avoir accès au salut apporté par le Christ, même s’il ignore le Christ. N’empêche que l’économie du salut, dans l’Ancien Testament, qui par définition est avant le Christ, était commandée par le contrat « Fais ceci et moi je te donnerai la grâce » et cela n’a pu se faire par l’homme seul, même aidé de Dieu, à cause d’une faiblesse innée en lui, fruit du péché : « Par les œuvres de la Loi personne n’est juste » (Ga 2,16). Cela aurait pu conduire à l’échec de l’Alliance. Et de fait l’Exil va se présenter comme le résultat du péché. Mais Dieu ne peut s’y résigner. Dès que l’Exil a commencé, il y a la promesse de la « nouvelle Alliance » et ce sera un retournement à 180°. Cf Jr 31 ; Ez 36-37. Ce dernier texte est une reprise d’Ez 18, mais en retournant toutes les expressions. Convertissez-vous, changez vos cœurs, disait Ez 18. Eh bien, moi je vais vous convertir, dit le Seigneur, je vais changer vos cœurs... Dieu prendra l’initiative de la conversion d’Israël ; il changera le cœur pervers, il donnera un cœur nouveau et fera qu’Israël marchera dans la voie des commandements. Ces deux textes doivent se prendre, non pas comme équivalents, mais comme typiques de deux moments de l’Alliance, deux moments à la fois historiques et théologiques. L’un est l’alliance dans son état originel, l’autre l’est dans un état renouvelé, où Dieu va agir du côté de l’homme pour lui faire pratiquer la loi et respecter le contrat. Comment ? C’est alors que se profile la figure du Messie. Dieu viendra se faire homme pour accomplir lui-même toute justice, car la justice de l’A.T. va se réaliser, elle n’est pas du tout dépassée. Le contrat va se réaliser : un homme va le respecter, mais cet homme est Dieu et en lui tout homme pourra alors le respecter lui aussi. S. Paul va l’affirmer. Relisons-le : « Par les œuvres de la Loi personne n’est juste » (Ga 2,16), avons-nous entendu. Personne n’a réussi à pratiquer la loi et à obtenir la justice. Sauf un : le Christ, car il précise dans Rm 5, 18 que « par l’œuvre de justice d’un seul, c’est pour tous les hommes la justification qui donne la vie ». Donc une œuvre de justice a été accomplie : l’obéissance et la foi du Christ dont parle Phi. 2, 6-8. Le Christ a repris à son origine (c’est la récapitulation de S. Irénée) le combat de l’homme, mais en le menant à la victoire, à travers sa mort et sa résurrection. Seul le Christ a pu obéir et pratiquer le bien. Mais il l’a fait en tant que chef de l’humanité nouvelle, parce qu’il est Dieu. Et, en lui, dorénavant, en le suivant, en se laissant imprégner de sa force, tout homme pourra à son tour agir en fils.

Voilà la nouveauté de l’Alliance, le retournement de ses conditions à 180° : par nos propres forces nous ne pouvons bien agir, mais il nous est possible d’entrer, de l’intérieur, pour ainsi dire, dans le bon agir d’un seul, le Christ : « Par l’obéissance d’un seul, la multitude a été rendue juste... Ce qui était impossible à la loi, car la chair la vouait à l’impuissance [la ‘chair’, c’est-à-dire le péché de l’homme], Dieu l’a fait. [Il l’a fait à travers la grande geste du Christ] afin que la justice exigée par la loi soit accomplie à nous qui marchons sous l’emprise de l’Esprit [c’est-à-dire, dans la force, la ‘virtus’, la δύναμις du Christ] » (Rm 5, 19 et 8, 3-4). En ce sens l’Alliance demeure : Dieu aurait pu dire : vous n’y parvenez pas ? Eh bien, tant pis pour la loi, mais moi, je fais quand même alliance avec vous, de façon unilatérale, je fais comme si vous aviez pratiqué la loi. Non : pas un iota ne passera, dit Jésus, la loi a été accomplie, un homme l’a pratiquée, a accompli toute justice ; la condition de l’alliance a été accomplie par lui et en lui ; cela a été le salut par les œuvres : « par l’œuvre d’un seul, c’est pour tous les hommes la justification qui donne la vie » (Rom 5,18). Mais pour nous, ce sera en participant par grâce à l’œuvre du Christ, ce ne sera pas par nos propres œuvres. Le Christ a accompli l’œuvre de salut en tant que chef de l’humanité, en rendant tout homme capable de participer à son obéissance, à condition d’être assumé par Jésus-Christ. Car il s’agit pour nous de suivre le même parcours (l’ontogenèse reproduit la phylogenèse...). C’est le schéma de tout itinéraire spirituel. Que dit d’autre Thérèse de l’Enfant Jésus sous l’image de l’ascenseur ? « Par la pratique de toutes les vertus, levez toujours votre petit pied pour gravir l’escalier de la sainteté. Vous n’arriverez même pas à monter la première marche, mais le bon Dieu ne demande de vous que la bonne volonté. Bientôt, vaincu par vos efforts inutiles, il descendra lui-même, et, vous prenant dans ses bras, vous emportera pour toujours dans son Royaume »(19). Ce texte est admirable ; il définit bien ce parcours théologique qui est celui de l’Histoire du salut. Lever sans cesse son pied pour essayer de gravir, sans y parvenir, la première marche de la sainteté, telle est bien l’histoire de l’homme laissé à lui-même, sous l’économie des œuvres de la loi (cf. Rm 7), mais reconnaître son impuissance, s’ouvrir par la foi au Sauveur et en lui pouvoir obéir ; en lui : c’est l’ascenseur divin. Il ne s’agit pas, évidemment, pour chaque personne, de reproduire un parcours linéaire, dans le bon ordre chronologique des étapes (Ancien Testament, rencontre avec le Christ, Nouveau Testament), lesquelles étapes ne seraient franchies qu’une fois pour toutes. En réalité, à chaque instant, nous sommes en chaque étape : la conversion est toujours d’actualité, du moment présent, elle consiste à passer de l’Ancien au Nouveau Testament et nous sommes sans cesse au milieu du gué, en train de le franchir... Thérèse le dit bien : l’expérience de lever son petit pied, toujours en vain, est appelée à durer jusqu’à la fin de sa vie (jusqu’à ce qu’il nous emporte « pour toujours dans son Royaume », dit-elle), mais en même temps, elle se trouve dans les bras de Dieu, depuis le début, c’est bien la voie où elle chemine, tous ses écrits en font foi... Du reste elle dit qu’elle n’a rien refusé au Bon Dieu depuis l’âge de trois ans... Expérience au double volet, ou si l’on préfère, avec un envers et un avers, un pas encore et un déjà là, qui nous fait saisir le paradoxe relevé plus haut des saints qui pourtant avouent n’avoir pas encore commencé... Tout homme doit encore agir, mais en se coulant, pour ainsi dire, dans l’action de Dieu : c’est Dieu qui lui donnera d’agir. « Je vis, ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi » (Ga 2,20). La spiritualité de l’École Française, « entrer dans les états intérieurs du Christ », va dans ce sens : c’est l’unique moyen de « pratiquer la loi », c’est-à-dire faire le bien, aimer... C’est comme cela qu’il sera sauvé : non pas par le mérite de son action, non pas par les œuvres qu’il aurait, tout seul, réussi à faire, mais en s’ouvrant au Christ, en communiant à son acte d’obéissance, qui est un acte de foi, de confiance filiale. Eph. 2, 8-10 : « C’est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi : vous n’y êtes pour rien, c’est le don de Dieu. Cela ne vient pas des œuvres, afin que nul n’en tire orgueil. Car c’est lui qui nous a faits, nous avons été créés en Jésus-Christ pour les œuvres bonnes que Dieu a préparées d’avance afin que nous nous y engagions ». Il y a donc des bonnes œuvres à faire, mais elles nous sont données, car c’est dans le Christ, par sa force, par la communion à sa vie et à son obéissance que nous les faisons.

DE MONTCHEUIL, Leçons sur le Christ, Epi 1949 p. 131 : « Le Christ, Verbe incarné, agit comme chef de l’humanité. Il fait le premier, lui innocent, ce que doit faire l’homme coupable pour retourner à Dieu. Prémices de l’humanité nouvelle, il nous trace la voie par laquelle il nous faudra passer, et nous obtient du même coup la force d’y passer après lui. Bien plus, il nous fait accomplir en lui notre retour, et nous n’avons plus dans notre existence qu’à nous unir à lui, ou plutôt à nous laisser unir à lui, pour être entraînés avec lui dans son passage et nous trouver avec lui, purifiés devant Dieu ». 2.2.2. Mais c’est dire l’importance du sacrement. Et, de fait, nous devenons chrétiens à travers les sacrements de l’initiation. Car il s’agit de se brancher sur le Christ. Cela suppose que les actes du Christ demeurent présents tout au long de l’histoire de l’Église pour que, chaque jour, chaque génération puisse entrer dans ces actes. Et c’est bien là la structure et le rôle du sacrement : rendre présent, dans l’assemblée célébrante, le mystère pascal du Christ pour que nous y ayons accès et puissions être reliés à l’action du Christ, à son mystère pascal [selon la définition de dom O. Casel : « le sacrement est une action sacrée et cultuelle, dans laquelle une œuvre rédemptrice du passé est rendue présente dans un rite déterminé : la communauté cultuelle, en accomplissant ce rite sacré, entre en participation du fait rédempteur évoqué et acquiert ainsi son propre salut » (20)]. L’économie de la Nouvelle Alliance est une économie essentiellement sacramentelle. Il ne peut y avoir sainteté, il ne peut y avoir prière en dehors du mystère du Christ auquel on communie par le sacrement et par la liturgie, dont le cœur est l’Eucharistie. Voilà pourquoi l’on peut dire, comme le fait S.C. 10, que la liturgie est la source d’où découle toute la vertu de l’Église ou, avec Jean-Paul II, dans Vicesimus quintus annus, 6 : « La liturgie a pour première tâche de nous ramener inlassablement sur le chemin pascal ouvert par le Christ où l’on consent à mourir pour entrer dans la vie ». Ce qui vaut du sacrement vaut, toutes proportions gardées, et sans doute pas avec la même efficacité, mais quand même avec une certaine efficacité, de tout acte liturgique et notamment de la Liturgie des Heures. La PGLH note bien que les fidèles qui se rassemblent pour cette Liturgie des heures « manifestent l’Église qui célèbre le mystère du Christ » (n° 22). Une des caractéristiques de la Liturgie des heures est la sanctification de la journée et de l’activité humaine (PGLH 10-11), d’où la nécessité de respecter la « vérité des heures » (S.C. 94). Toutefois il ne s’agit pas de sacraliser un moment cosmique, comme le ferait une prière dans une religion naturelle. Il s’agit de célébrer le mystère pascal sous une facette symbolisée par le moment cosmique. Ici le symbolisme ne doit pas être artificiel, il doit jouer selon sa nature, mais ce qui est symbolisé c’est le mystère pascal. De fait, l’histoire nous montre comment chacun des moments de prières a été affecté, dès les premiers siècles, d’une signification particulière par rapport au mystère du salut. Le passage de la nuit au jour, pour les Laudes, par exemple, est symbolique de la résurrection. La même chose est dite du soir. Mais ce qui est premier, les textes le montrent bien, c’est le mystère pascal, illustré par la situation cosmique, et non cette dernière pour laquelle on chercherait une justification théologique. Écoutons, par exemple, un des premiers témoignages que nous ayons : la lettre de Clément de Rome, à la fin du Ier siècle : « Considérons, très chers, comment le Seigneur nous manifeste continuellement la résurrection future, dont il a fait du Christ les prémices en le ressuscitant des morts. Nous voyons, très chers, que la résurrection a eu lieu en accord avec le temps de la journée. Le jour et la nuit nous font voir une résurrection. La nuit s’endort, le jour se lève ; le jour s’en va, la nuit survient » (1 Clém 24,1-3).

Au IIIe siècle la même époque, la Tradition Apostolique d’Hippolyte affirme que Jésus, après la neuvième heure, celle de sa mort et de son côté percé, comme aussi de la descente aux enfers, « éclairant ce qui restait de ce jour, l’amena au soir. Aussi, en faisant commencer un autre jour quand il commença à s’endormir, il donna une image de sa résurrection ». Au chant du coq, nous nous tenons « dans l’espérance de la lumière éternelle à la résurrection des morts, les yeux fixés sur ce jour » (ch. 35). La sixième heure est en rapport avec l’obscurité du calvaire et avec la prière pour les juifs incrédules pour qui la création s’obscurcit. Cyprien précise : « Le matin il faut prier pour célébrer dans la prière la résurrection du Seigneur ; elle s’est produite à la pointe du jour. C’était le temps désigné par l’Esprit Saint dans le psaume... » Il faut prier aussi au coucher du soleil et à la fin du jour « puisque le Christ est le véritable soleil et la véritable lumière... » et implorer que la lumière brille à nouveau (c’est un appel au jour, alors que la nuit vient) « Nous implorons la venue du Christ qui nous donnera la grâce de l’éternelle clarté »(21). Cyprien invite à prier tout le temps, car avec le Christ nous sommes toujours dans la lumière, même la nuit (22). Au XIIe s. un contemporain de saint Bernard, Hugues de Barzelles, parle des moines qui se réveillent pour les vigiles : « ... Comme s’ils surgissaient d’un tombeau, ils se dépêchent de bondir hors de leurs couches et de courir à ta rencontre, Seigneur, vers toi qui les appelles, non sans penser à ce réveil de la résurrection lors de laquelle, au milieu de la nuit, nous ressusciterons et courrons à toi au son de la trompette finale ! Ils se hâtent de venir se présenter à ta bienheureuse présence... »(23) La liturgie des heures, comme l’Eucharistie a donc bien comme finalité de célébrer le mystère pascal du Christ dans l’attente de son retour, et cela tout au long des différentes heures qui rythment la journée des humains... Mais c’est pour que ce mystère pascal nous transforme. Mais que signifie concrètement ce caractère sacramentel de la liturgie et jusqu’où s’étend-il. Comment peut-il me faire comprendre ce passage de ma prière à la prière du Christ ? 2.2.3. Structure pascale de toute prière Ce mouvement par lequel je dois passer en Christ, me revêtir de lui, pour retourner au Père en Jésus, prend son caractère objectif dans l’Eucharistie, où le pain et le vin, fruit de la terre et du travail des hommes, représentatifs de tout nous-mêmes sont assumés par le Christ, transformés en lui (on dit : transsubstantiés), pour devenir son Corps livré et son Sang versé, et nous transformer nous-mêmes en Corps du Christ, par la communion sacramentelle, ou tout au moins la communion spirituelle, participation à son sacrifice. Le mystère de l’histoire du salut s’objectivise pour ainsi dire dans la célébration eucharistique. Cette espèce d’alchimie spirituelle qui s’opère en nous, où nous devenons Christ (Ga 2,20 : « Ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi »), s’opère dans le pain et le vin (c’est la transsubstantiation) et ce sont eux que je reçois en communion, signe sacramentel efficace de ma communion avec le Père en Jésus le Fils, dans l’Esprit Saint) Le P. Congar décrit bien le mouvement de l’Eucharistie qui est celui même de l’histoire du salut : « Ce plan [par lequel Dieu nous appelle ‘à son royaume et à sa gloire’ comporte que notre mouvement vers Dieu, qui est en somme un mouvement de bas en haut, soit, à un moment donné, comme repris par Dieu lui-même et qu’il soit porté à son terme par un don fait d’en haut, céleste... Ainsi, dans l’Eucharistie, et très précisément, par la transsubstantiation, c’est le point essentiel du plan de Dieu qui se réalise : notre chemin vers lui, tout à coup, trouve son terme, parce que ce terme est donné d’en haut. Le chemin tendait à son terme, mais il ne pouvait l’atteindre. Mais le terme lui-même se fait notre route ; Dieu, en Jésus, se fait notre voie et notre porte ; nous entrerons jusqu’au sein de Dieu, parce que Dieu vient à nous... L’expression, le sacrement de notre ‘retour’... se change, par la consécration eucharistique, dans l’expression de son retour à lui, le sacrement de son passage à lui.. » (24) Mais il se fait notre route, notre porte, en devenant notre pain, ou plutôt en changeant notre pain en son Corps.

Car il n’agit pas sans nous, à côté de nous. Sans pain, il n’y a pas de sacrement... Il ne faut pas escamoter le premier temps, qui est celui de la montée de l’homme vers Dieu. Ce geste est assumé dans l’Eucharistie, dans la mesure où nous déposons nos dons sur l’autel. Dans toutes les religions antiques, lorsque des hommes voulaient entrer en contact avec Dieu, il leur fallait créer un espace sacré ; mitoyen, pour ainsi dire entre Dieu et l’homme et pour cela ils faisaient un sacrifice (‘sacrum facere’), c’est-à-dire qu’ils déposaient leurs offrandes sur un autel : l’autel était censé sacraliser ce qui était déposé sur lui et pouvait donc créer cet espace et cet élément sacrés. Il ne restait plus ensuite qu’à consommer l’offrande déposée sur l’autel - et c’était le repas de communion avec Dieu ; ou bien à la détruire, à la consumer, parce que c’était sensé offert à Dieu : cela ne pouvait plus revenir dans l’usage profane (ce n’est pas la destruction en tant que telle qui constituait le sacrifice, mais la déposition sur l’autel, mais celle-ci ne pouvait se faire sans destruction ou abandon de ce qui était posé dessus). Nos manuels d’autrefois essayaient de comprendre l’Eucharistie en partant des sacrifices païens : c’était à la fois erroné et vrai ; erroné parce qu’il faut partir de la Cène et non des sacrifices humains ; mais vrai, parce qu’il y a dans ces gestes humains, qui, d’ailleurs, sont aussi ceux de l’Ancien Testament, quelque chose de valable qui a été assumé, précisément, dans l’Eucharistie. Nous apportons nous aussi du pain et du vin sur l’autel, nous avons aussi une déposition des dons sur l’autel (c’est ainsi que s’intitule cet acte qu’autrefois on appelait ‘offertoire’, mais les formules actuelles - et les rubriques - ne parlent plus d’offrir). Mais ce geste qui autrefois était constitutif du sacrifice, n’est plus suffisant. Chez nous, contrairement aux religions primitives ou même au culte de l’Ancien Testament, rien ne se passe : que peut l’homme pour entrer en communion avec Dieu ? Il faut que le Christ assume ces aliments et y mette son sacrifice à lui, qu’il transforme nos offrandes en son offrande, donc qu’il vienne prendre la tête de notre mouvement vers Dieu à travers notre offrande ; et alors c’est la communion... Il y a eu le geste de l’homme, vers Dieu, un commencement de montée vers Dieu, mais ce mouvement a été repris par Dieu lui-même, par Jésus à travers son sacrifice pascal. Cela répond au schéma que donnait S.C. au n° 83 que je citais tout à l’heure. Mais nous pouvons mieux saisir comment cela se passe. Quand il est dit que « le Souverain Prêtre de la Nouvelle Alliance, le Christ Jésus, prenant la nature humaine, a introduit dans notre exil terrestre cet hymne qui se chante éternellement dans les demeures célestes et qu’il s’associe l’Église dans ce cantique de louange » nous pouvons y voir le descensus du Christ, qui prend la tête de la remontée de l’homme vers Dieu, en se l’associant (c’est le redditus), mais cette association se fait sur le type de l’Eucharistie, par la transformation (transsubstantiation) de notre pain et de notre vin, symboliques de tout nous-mêmes, en son sacrifice pascal. On pourrait dire aussi que quelque chose de semblable se passe dans toute prière, aussi bien celle de la Liturgie des heures que celle de chaque chrétien dans l’Église (d’ailleurs l’Église n’existe pas en dehors des chrétiens, même si elle transcende tout individu). Dans toute prière - et pas seulement dans la liturgie eucharistique - il y a comme une espèce de « transsusbantiation » qui s’opère : c’est ainsi qu’elle devient, comme le dit S.C. 83 le cantique qui se chante éternellement dans les demeures célestes. Cela se passe dans l’Église car on peut dire que le Christ a laissé à l’Église sa prière comme il lui a laissé son sacrifice. C’est ce qui correspond à notre expérience concrète. Car notre expérience, ce n’est pas d’abord que la prière soit la prière du Fils au sein de la Trinité : elle ne ressemble pas tout à fait à ce cantique qui se chante dans les demeures éternelles, et cela pas seulement parce que nos voix ne sont pas des voix angéliques... ! Que l’on pense, par exemple, à la Liturgie des heures composée essentiellement, dans l’Église latine du moins, des psaumes qui sont souvent des cris d’hommes plongés dans l’épreuve. Les constitutions des Fils de la Charité disent que leur prière se fait « au nom des pauvres et des opprimés » : la nôtre aussi. Et les psaumes sont bien de telles prières. Mais ce n’est que le premier temps de la prière, car il y a un premier temps, un temps nécessaire (lever son petit pied : la prière est une élévation de l’âme vers Dieu...), mais il faut ensuite passer à travers le mystère pascal du Christ. A travers le creuset de l’épreuve pascale du Christ, qui a prié tous les psaumes, ces cris terrestres deviennent louange céleste. Et, de fait, rares sont les psaumes qui ne se terminent pas en action de grâce ou en louange pour le salut accordé. Dans un chapitre de son livre, le P. Beauchamp montre, en citant des textes bibliques, que la louange est une victoire sur la mort. Il y a, à travers la louange psalmique, comme un combat entre la mort et la liberté, entre la mort et la louange (il faut d’ailleurs être libre pour pouvoir chanter. L’oiseau menacé par le serpent arrête de chanter...)(25). Il y a le mouvement de l’homme vers Dieu, son cri, mais il y a assomption par le Christ, dans sa prière pascale. Et notre cri devient « l’hymne qui se chante éternellement dans les demeures célestes ». S. Augustin précise : « La prière qui n’est point faite au nom du Christ, non seulement ne peut effacer le péché, mais tourne elle-même au péché, parce qu’elle n’est point faite au nom du Médiateur de Dieu et des hommes, de Jésus-Christ, homme et prêtre pour l’éternité selon l’ordre de Melchisédech » (Sur Ps 108, 9 et 18). Il faut que notre prière qui ramasse peut-être le soupir de tous les hommes, soit comme « transsubstantiée » en celle du Christ, qui nous a livré sa prière : « Abba ! Père ! »... L’Esprit du Fils crie en nous : « Abba ! Père ! ». Et alors nous entrons en plein dialogue trinitaire... (et ça peut aller très loin : je l’ai dit, nous participons au dialogue du Père et du Fils dans l’Esprit Saint)

C’est la spécificité chrétienne de la prière, par rapport aux techniques ou aux pratiques d’autres religions, dont nous pouvons nous inspirer, mais seulement comme premier temps de la prière, il faut aller jusqu’à la médiation du Christ... Mais de même qu’il n’y a pas d’Eucharistie s’il n’y a pas de pain et de vin, il n’y a pas la prière du Christ, si nous ne prions pas... Cf. Gertrude de Helfta : elle parcourait le monde en esprit et ramassait toutes les peines, douleurs et angoisses de la terre, toutes les hypocrisies pieuses, comme l’amour frelaté et impur de toutes les créatures... Ainsi que l’or au creuset, elles les purifiait dans le désir spirituel de son cœur et les offrait en cadeaux précieux à son bien-aimé Seigneur (26). Le cœur de Gertrude n’était en mesure de réaliser cela que parce que Jésus, habitait en elle, ce Jésus qui, d’abord, avait lui-même, à travers sa mort, vaincu le péché, devenant principe de résurrection. Telle est la force de l’intercession en Jésus : le cri de détresse devient la prière confiante du Fils : Abba ! Père ! Je ne résiste pas au plaisir de citer Thomas Merton, car ce qu’il dit au sujet des psaumes illustre bien ce que j’essaie de dire : Nous apportons au Psautier la substance de notre vie et nous l’offrons au Christ pour qu’il la transforme. Elle est matière du sacrifice. La vie sur cette terre étant ce qu’elle est, nous avons tous une bonne part de soucis, de souffrances, de misères ; nous avons aussi des joies qu’il ne faut pas négliger d’offrir au Christ pour qu’il les unisse aux siennes. Mais j’insiste sur la nécessité de lui apporter nos souffrances parce que ce sont elles, principalement, qu’il désire transfigurer en ses plus pures joies. Et c’est pour cela que la Croix du Christ est la clef des Psaumes... La liturgie du ciel est une parfaite harmonie, dont le chant, comme la musique des sphères, se change en silence. Le Psautier prélude à cette liturgie. Un prélude est déjà un commencement. Nous qui chantons les Psaumes, nous nous tenons dans les vestibules du ciel. C’est là en effet le témoignage que nous avons choisi. Commencer sur terre la vie et la liturgie du ciel : telle est la vocation chrétienne. Dans son Apocalypse, saint Jean décrit les chants des vingt-quatre vieillards et des esprits bienheureux. Leur liturgie est pleine d’échos du Psautier. Elle chante les mêmes thèmes, car la parfaite liberté que préfigurent les Psaumes est aussi la sienne. Ils chantent la grande miséricorde de Dieu, leur libérateur et, ce faisant, brûlent de gloire, car ils le voient et l’aiment tel qu’il est en vérité. Avec eux, nous sommes déjà entrés, bien qu’obscurément, dans ce mystère. Nous avons goûté au vin des noces, versé goutte à goutte à certaines heures de notre propre liturgie terrestre. Le vin du Psautier et le vin du ciel sont les mêmes et ils sont à nous, car que ce soit dans le ciel ou sur la terre, il n’y a qu’un seul calice et ce calice est lui-même le ciel. C’est la coupe que Jésus donna à ses disciples la nuit où il leur dit : ‘C’est avec un grand désir que j’ai désiré manger cette Pâque avec vous’. Il n’y a qu’un mystère dans le royaume des cieux, la lumière de ce royaume remplace celle du soleil, de la lune et des étoiles. C’est aussi la lumière du Psautier et de l’Église de la terre, même si elle brille dans l’obscurité. (27)

Tout cela montre bien l’unité existant entre les divers aspects de notre vie spirituelle, et notamment l’unité de sens et de mouvement qu’ont Liturgie, prière personnelle, vie spirituelle. Nous pouvons affirmer que le mouvement même de la prière personnelle, de l’Eucharistie, comme de la liturgie dans son ensemble est le même que celui de l’Histoire du salut et c’est aussi celui de mon itinéraire spirituel. Il est facile de comprendre que la participation à la liturgie puisse me former aussi à la prière personnelle et agir sur ma vie spirituelle. Mais voyons de plus près quelle peut être l’articulation entre les différentes formes que peut prendre la prière, et notamment entre la célébration liturgique et la prière personnelle.

2.3. Célébration liturgique et prière personnelle

2.3.1. Théologiquement, nous pouvons parler d’une même prière qui se déploie à des degrés différents Il n’y a donc pas à opposer prière personnelle (ce qu’on appelle l’oraison) et liturgie puisque c’est un même mouvement qui part du cœur de l’homme et qui passe par le Christ, mais qui prend des formes différentes selon qu’il s’accomplit seul, ou avec d’autres ou dans l’assemblée liturgique. # Partons d’une comparaison : la théorie de l’évolution des espèces. Selon cette théorie, il y a un lien entre les formes supérieures et les formes inférieures. C’est-à-dire que ce qui apparaît dans les formes supérieures était déjà comme préformé dans les formes inférieures. On ne peut nier cependant qu’en se développant, ces « germes » aboutissent à quelque chose qui, finalement, est autre. Bien que « préformée », la forme supérieure est vraiment supérieure et autre. Un certain degré de « complexification » fait franchir un « seuil » : notamment celui de la vie, puis celui de la conscience : matière vivante et matière inanimée, ce n’est pas la même chose et pourtant si la vie ne plongeait pas ses racines dans la matière inanimée, il faudrait parler de « cassure », non d’évolution : selon l’évolutionnisme, c’est l’étoffe de l’univers qui - sous l’action divine en perspective croyante - évolue de la forme « matière » vers la forme « esprit » en se complexifiant et en s’intériorisant. Appliquons cela à la prière : toute prière est ecclésiale ; ce qui va ensuite se manifester en prenant la forme « liturgique » s’enracine, est comme préformé, dans la prière du cœur la plus secrète. A vrai dire il n’y a qu’un même élan du cœur, un même désir de l’Esprit, mais qui prend des formes différentes qui ne sont pas sans lien les unes avec les autres. A certains moments, des seuils peuvent être franchis, les réalisations peuvent être « supérieures », mais foncièrement c’est le même élan intérieur. Un chrétien se met en prière ; si deux ou trois viennent s’adjoindre à lui, sa prière devient une prière en commun, et elle peut réaliser un type spécial de présence du Seigneur : « Là où deux ou trois... » ; lorsque d’autres conditions sont réalisées, elle se « complexifie », pour ainsi dire, et devient liturgique (comme je l’ai dit, cette complexité peut être celle d’une concélébration : la prière liturgique est concélébrée) : ce peut être une forme « supérieure » de ma prière mais précisément une forme de ma prière, non quelque chose d’autre que ma prière personnelle, à côté d’elle... A un moment donné, ma prière débouche dans l’Eucharistie ; parmi les formes liturgiques, l’Eucharistie est certainement un sommet, mais elle s’articule sur ma prière : c’est mon sacrifice, c’est ma prière, mon élan vers Dieu qui est comme transsubstantié dans le sacrifice, dans la prière du Christ, qui est comme relayé par l’élan du Seigneur vers son Père. Au point de départ du sacrement, il y a la démarche de foi (suscitée, bien sûr, par le Seigneur), il y a ma prière personnelle. Il n’y a aucune « cassure » entre la prière du cœur et la prière liturgique, mais évolution. Une autre comparaison, celle des cercles concentriques. Le noyau central est formé de l’Eucharistie et des autres sacrements, puis vient l’action liturgique, en tout premier lieu la liturgie des Heures, mais aussi les sacramentaux. En élargissant le cercle, on trouve les exercices de piété, les différents types de prière en commun, dont je n’ai pas parlé, mais qu’il ne faut pas oublier, et enfin la prière « dans le secret », comme dit l’Évangile. Plus on se rapproche du centre, plus l’action appelle à être célébrée non seulement en commun, mais de façon plus organique, disons le mot : plus concélébrée, parce qu’elle engage davantage l’Église : l’Église s’y manifeste davantage...

# Certains pourraient vouloir pousser la comparaison de l’évolution, à partir des projections du P. Teilhard de Chardin, pour qui, arrivée à un certain point d’expansion, à un certain seuil, l’évolution devient convergente. Partie de l’unité, elle aboutirait à l’unité, une unité d’une richesse et d’une plénitude sans comparaison avec la pauvre simplicité du début. Nous savons que nous sommes en marche vers la Jérusalem céleste, et nous savons que notre évolution spirituelle, celle même de l’histoire du salut telle que la décrit la Bible, se fait dans le sens d’une intériorisation toujours plus profonde (voyez les grands thèmes du Temple, de la Présence de Dieu - d’abord avec son peuple, puis dans nos cœurs ; de la pureté - d’abord légale, extérieure, puis celle du cœur... ; de la Loi - dans le N. T. elle est inscrite dans nos cœurs, c’est l’Esprit, etc.) : nous passons vers la « res » à travers le « signe », c’est le mouvement même du sacrement : de la célébration extérieure (le signum) au fruit intérieur de grâce (la res). Le culte lui-même doit s’intérioriser : « Crois-moi, femme, ce n’est plus sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez. le Père » et nous savons, de fait, que dans la Jérusalem d’En-Haut, il n’y a plus de temple « c’est que le Seigneur, le Dieu Maître de Tout, est son temple, ainsi que l’Agneau » (Ap 21/22). Pourrait-il déjà exister ici-bas une prière du cœur qui serait comme une anticipation, une première réalisation de la prière eschatologique et permettrait de se dispenser de la prière liturgique, comme le fait l’ermite ? En ce sens, la prière du cœur, la prière personnelle ne serait pas seulement au point de départ, elle ne serait pas seulement une forme élémentaire qui doit évoluer et se développer en liturgie ; elle serait aussi une plénitude, un sommet, qui pourrait se développer dans une sorte d’au-delà de la liturgie. La vraie liturgie est alors celle de l’ascèse et de la contemplation de l’ermite : c’est là son sacerdoce, son sacrifice, son autel. Dom Louf aime citer le Livre des Degrés, document syriaque du IVe siècle, qui envisage trois Églises différentes qui ont chacune leur liturgie : la liturgie visible dans l’église de pierre, la liturgie invisible dans le cœur et la liturgie céleste devant le trône de Dieu. L’ermite peu à peu s’élève de l’une à l’autre (28). Il est possible que certains moines anciens des déserts d’Égypte ont pu considérer la liturgie, avec ses chants et ses alleluias, comme bonne pour les laïcs et non pour eux. Il est également vrai que la liturgie peut et doit conduire à la prière du cœur, à la contemplation, et à la contemplation mystique - je reviendrai un peu plus loin sur ce point. Mais toute prière, je l’ai dit et redit, se fait par la médiation du Christ, et donc de son Corps qu’est l’Église : l’ermite se sépare de la compagnie des hommes et de l’assemblée liturgique, mais pas de l’Église et du Christ, et rien n’empêche d’ailleurs que, dans son désert, il utilise des formules liturgiques et célèbre l’Eucharistie... Plus que de succession, comme semblerait le concevoir le Livre des Degrés, il vaut mieux parler de conjonction. Au ciel même, l’intériorité réalisée ne se fera pas en dehors de la médiation du Christ et l’Apocalypse ne fait que décrire une liturgie exubérante... Précisément l’on dit que la liturgie nous fait participer à cette liturgie du ciel : c’est le cantique qui se chante dans les demeures éternelles que le Christ a introduit sur cette terre, comme le dit S.C. 83. La liturgie du ciel, certes, ne sera que « res », elle ne sera plus « sacramentum » ni « res et sacramentum » : pas d’Eucharistie au ciel ! Mais, de toute façon, même s’il y avait anticipation mystique, au point de ne plus vivre que de la « res », cela n’adviendrait que comme fruit du « sacramentum », et donc en lien avec celui-ci. # Dom de Vogüé, qui a beaucoup étudié le monachisme ancien, dit aussi, mais d’une autre façon, que la prière liturgique est orientée vers la prière personnelle. Les anciens moines visaient à la prière constante, continuelle : certains étaient même réticents à l’introduction d’une prière des heures, car il leur semblait que cela risquait de conduire les moines à se contenter de cette prière, en les dispensant de la prière continuelle (chez eux, cette prière du cœur était aussi orale, sous la forme de la « prière à Jésus » : les deux pouvaient alors se concurrencer). « Celui qui ne prie que lorsqu’il est debout [attitude liturgique] ne prie pas, puisque le ‘priez toujours et sans relâche’ ne comporte pas de mesure », dit un apophtegme (29). Dans cette ligne, le risque a été historiquement évité en considérant la prière des heures comme une occasion de relance de la prière constante, un peu comme les arches d’un pont qui soutiennent le tablier. La liturgie des heures est un point d’appui de la prière continuelle.

Elle peut, certes, avoir ce rôle, et m’éduquer à la prière continuelle. Et, par ailleurs, il est évident que la prière liturgique des heures doit se prolonger ou se préparer par des moments de prière personnelle (qui, dans les temps modernes, se sont institutionnalisée en s’inscrivant dans nos horaires - de façon assez précise chez les trappistes). Comme l’écrivait le P. Placide Deseille en 1967 : « Il ne s’agit pas de supprimer la prière privée et de conférer un monopole à la liturgie. Rien ne serait plus opposé à la pratique des anciens moines, qui savaient que les célébrations liturgiques ne peuvent devenir elles-mêmes une prière intérieure et contemplative que si elles sont préparées et prolongées par des moments consacrés à la prière privée, ou plus exactement à ce que le monachisme médiéval appelait « exercices spirituels » : lecture contemplative des textes bibliques et patristiques, rumination savoureuse de ces textes appris par cœur dans la meditatio, élévations du cœur vers Dieu dans des prières, souvent brèves, mais fréquentes, reprenant sur le mode personnel les formules mêmes de l’Écriture, et conduisant au silence devant Dieu »(30). Toutefois, la liturgie n’est pas simplement un moyen pédagogique de nous conduire à la prière incessante, elle est aussi un sommet, valant pour lui-même, elle est expression de la prière de l’Église à un degré que n’atteint pas la prière « toutes portes closes » ; ce qui lui confère une « dignité spéciale » (PGLH 9), sans pourtant que la prière dans le secret soit dévalorisée. J’ai intitulé ce paragraphe : « théologiquement », car du point de vue expérimental, subjectif, on peut vivre différemment ces moments, ces degrés divers, au point d’être tiraillés, un peu comme Thomas Merton durant son noviciat, mais qui ne l’a pas éprouvé pareillement ? Il le raconte dans son journal de 1947-52 : « Lorsqu’il était ici, Dom Robert m’a conseillé de prier pour n’être pas chantre. Je l’ai fait et je ne suis même plus aide-chantre ! J’avais l’ambition de n’être absolument rien au chœur, ce qui me donne une certaine paix. Peu m’importent les chants, maintenant que je n’en suis plus responsable. Je peux au moins prier pendant l’office au lieu de m’agiter » (31). Il est sûr que s’énerver parce que le chœur ne chante pas juste, par exemple, n’est pas une solution, mais être chantre empêche-t-il de « prier pendant l’office » ? Le même auteur éprouva aussi une sorte de conflit entre l’action de grâces après la communion à une messe privée et l’office de Prime qui suivait. Il écrivait en avril 1947, le jour du Jeudi saint : « Je pense surtout à la Sainte Communion. C’est le jour d’y penser. Tout ce que je suis venu chercher ici semble ramassé dans les vingt ou trente minutes heureuses et silencieuses qui suivent la Communion quand je peux arriver à faire une action de grâces qui en soit une. J’aime rester seul et tranquille après la messe. Mon esprit se détend, mon imagination est calme, et ma volonté se noie dans l’attrait d’un amour qui dépasse toute compréhension, toute idée définie. Mais Dom Gildas veut que lorsque je sers la messe au deuxième tour je reçoive la Communion à cette messe-là. C’est-à-dire qu’il faut que j’aille aussitôt après au chœur pour Laudes et Prime (32). Et dès que j’arrive au chœur, je suis accablé de distractions. Je ne me sens pas en présence de Dieu. Je ne sens que difficultés, luttes et souffrances. D’un point de vue objectif, je suppose qu’il est plus parfait le louer Dieu à travers la liturgie : l’office devrait être la meilleure continuation de la communion. Pour moi c’est la plus mauvaise... » (ibid. p. 43). L’unité est pluriforme et cela peut poser quelques questions qu’il est bon maintenant d’analyser. Nous verrons précisément en quoi et comment la liturgie peut former à la prière personnelle 2.3.2. La liturgie formatrice de la prière personnelle (« dans le secret ») 2.3.21. Intériorité/extériorité Certains ont mis en doute que la liturgie puisse conduire à la contemplation, parce que celle-ci est recherche d’intériorité, alors que la liturgie nous extériorise...

C’est la fameuse diatribe des premières années du mouvement liturgique au XXe siècle : Venit liturgia, abiit pietas, disait-on ! A vrai dire les hostilités publiques sont ouvertes par dom Maurice Festugière, moine de Maredsous, qui, en 1913, dénonce l’individualisme ambiant de la société, ce en quoi il avait raison, mais il en rend responsable la spiritualité ignatienne qui centre l’homme sur ce qu’il vit au fond du cœur, durant l’oraison, au contraire de la liturgie qui ouvre à une spiritualité plus objective, celle qui est vraiment ‘d’Église’ (33). Il s’attire alors les foudres des jésuites qui n’ont pas de peine à défendre le caractère catholique de leurs exercices, comme de la contemplation (34). Se manifeste alors une opposition durable entre ce qu’on appelle piété objective et piété subjective, opposition que ne connaissaient ni l’antiquité ni le Moyen Age. A ces époques anciennes toute manifestation de l’esprit s’extériorisait en quelque sorte, même si l’on pratiquait aussi le pieux silence (35) : la lecture et la rumination de l’Écriture sainte, qui était à la base de la piété, se faisaient en articulant des sons (on rencontre des expressions telles que tacite cantare ou cantare sub silentio). On ne lisait pas que des yeux... Mais l’Écriture et notamment les psaumes formaient le matériau fondamental tant de la liturgie que de la prière personnelle : c’est tout naturellement que l’une et l’autre se combinaient et s’identifiaient, toute prière était à la fois mentale et vocale. « C’est dans leurs sermons liturgiques... que les grands docteurs monastiques ont le plus parlé de la prière intérieure, de la vie intérieure. Ceci est vrai de saint Bernard comme de tous les autres » (36). A partir du XIIIe siècle, on commence à rapporter ses expériences et donc à s’analyser ; les moniales d’Helfta donnent l’exemple : alors qu’un saint Bernard écrit des sermons et des traités, elles racontent leurs révélations et relatent leurs rapports intimes avec le Christ. A vrai dire, le Christ leur apparaît : l’extériorité est encore là... et l’influence de la liturgie également ! Mais l’évolution aboutira aux analyses profondes des grands mystiques du XVIe siècle espagnol et aux Exercices mentaux des maîtres spirituels de l’époque tandis que, de son côté, la liturgie, célébrée dans un latin qui est de moins en moins la langue parlée, s’officialise en une tâche, un devoir confié au clergé : les deux courants de la prière personnelle et du « pensum servitutis nostrae » prennent des chemins qui risquent de ne plus se rencontrer. Dom Lambert Beauduin essaya de prendre de la hauteur. Répétant une phrase de Pie X sur la participation à la liturgie « source première et indispensable du véritable esprit chrétien » (37), il insiste sur la nature profonde de la liturgie, en rapport avec le mystère pascal du Christ et montre que cela ne conduit à l’abandon ni de l’ascèse ni de la pietas. Il prend bien garde de ne pas attaquer les méthodes classiques d’oraison et montre au contraire comment elles peuvent avantageusement se nourrir de la liturgie : celle-ci conduit elle-même à l’oraison, mais avec des caractéristiques qui lui confèrent une efficacité sans pareil (38). Ceux qui se laissent former par la Liturgie, dit-il, vivent non seulement dans l’Église, mais de l’Église. « Membres de l’Église, où donc nous associerons-nous aux manifestations de la vie naturelle, normale, journalière d’adoration et de prière de cette société sainte à laquelle nous voulons appartenir corps et âme ? Où tient-elle ses réunions ? Où sentirons-nous le coude à coude de nos concitoyens du Ciel et de la Terre ? Où parle-t-elle sa langue, la vieille langue liturgique, véhicule de toute sa pensée, de ses traditions, de toute son âme ? Où deviendrons-nous dans toute la force du terme des citoyens de la cité de Dieu ? » (39).

Jacques Maritain et son épouse Raïssa (40), entrent dans l’arène : le titre de leur intervention, publiée en 1922, « La vie d’oraison », indique bien où penche leur cœur, mais ils soulignent brièvement, à la fin de leur exposé, l’importance de la liturgie pour nous disposer à la contemplation, souscrivant à la déclaration forte du P. Clérissac, op : « Les grâces d’oraison et les états mystiques ont leur type et leur source dans la vie hiératique de l’Église, sont une réfraction dans les membres de l’image du Christ qui est parfaite dans le Corps » (41). Ils revinrent plus longuement sur la question en 1959 et sur un ton un peu plus polémique, en notant comment la participation à la prière commune des chrétiens, par le geste et le chant, ne peut atteindre la profondeur de la prière solitaire, toutes portes closes : contrairement à ce qu’affirme dom Beauduin -et que redira plus tard la PGLH (n. 9), l’oraison, selon eux, est supérieure aux actes liturgiques. Sans s’arrêter à la valeur sacramentelle de la célébration du mystère pascal, ils ne considèrent que l’aspect phénoménologique de la liturgie : l’assemblée chantante et priante, rendant un culte public à Dieu ; conception minimale de la liturgie, qui peut justifier leur affirmation, mais en réduit la portée (42). Cette prise de position suscita bien des réactions du côté des liturgistes. Saint Bernard, chantre de l’amour divin, s’il en fut, n’en proclamait pas moins : « Il y a trois choses à considérer principalement dans l’œuvre de notre salut : l’état d’humilité auquel Dieu s’est anéanti, la mesure de sa charité qu’il a étendue jusqu’à mourir - et mourir sur la Croix -, le mystère de la rédemption qui fit disparaître la mort même qu’il supportait... Je veux de toutes mes forces suivre Jésus humble, je brûle du désir d’embrasser, dans les bras d’un amour de retour, celui qui m’a aimé et s’est livré lui-même pour moi ; mais il me faut aussi manger l’Agneau pascal. Si je ne mange sa chair et ne bois son sang, je n’aurai pas la vie en moi. C’est autre chose de suivre Jésus, de l’étreindre et de le manger. Le suivre est un conseil salutaire ; le tenir et l’embrasser, la joie suprême ; le manger, la vie bienheureuse » (Contre Abélard, 25). Ces divergences montraient que, d’une part, il faut considérer la liturgie dans sa valeur profonde comme acte sacerdotal du Christ, rendant présent dans l’assemblée son mystère pascal pour que nous y participions, et pas seulement comme assemblée plus ou moins folklorique de chants et de gestes ; mais que, d’autre part, il ne s’agit pas d’empêcher la prière, même silencieuse, des participants, en leur imposant une participation tout extérieure qui tiendrait plus du meeting que de l’assemblée ecclésiale, ni de penser que l’Esprit ne se manifeste et n’agit qu’au milieu de nos enceintes... Du reste le Concile dit lui-même que « la vie spirituelle n’est pas enfermée dans la participation à la seule liturgie » (S.C. 12). Ce que j’ai rappelé au sujet de l’unité (théologique) de sens des deux formes de prière (et d’une troisième : les exercices de piété populaire) devrait au moins montrer qu’il ne s’agit pas de choisir en excluant l’autre, mais de conjuguer ensemble liturgie et contemplation. Cependant, dans la pratique, en notre époque moderne, cette conjugaison peut entraîner des tiraillements. J’ai cité quelques confidences de Thomas Merton, durant ses années de noviciat... Nous pouvons nous-mêmes éprouver les mêmes difficultés et nous poser la question : comment la célébration de la liturgie peut-elle favoriser la prière personnelle tant durant la liturgie elle-même que dans le restant de la journée et, notamment, au temps d’une oraison plus personnelle et silencieuse ? 2.3.22. La liturgie et les « méthodes » de prière Beaucoup de livres et d’écoles de prière tentent de former à la prière et indiquent des méthodes. Bien peu, il faut le reconnaître ; font appel à la liturgie. Mais il est aisé de les compléter, ce que font très bien certains liturgistes, à commencer par dom Lambert Beauduin. On peut « distinguer pour unir » ceux qui veulent former à l’oraison que l’on fait durant un temps déterminé et ceux qui chercher à former à une prière plus continuelle.

Parmi les premiers nous trouvons, bien sûr, les méthodes de méditation discursive des grands maîtres des XVIe et XVIIe siècles, fondateurs, pour la plupart, d’Ordres ou d’Instituts n’intégrant plus, pour des raisons d’apostolat, la célébration chorale de l’Office divin. On comprend qu’ils développent des exercices communs de prières, du genre « méditatif », axés plutôt sur le discernement de ce qui est à faire pour servir Dieu. Rien n’empêche, bien sûr, mais rien n’oblige non plus que l’on prenne comme « sujets » de méditation des scènes évangéliques ou d’autres mystères au moment où la liturgie en fait mémoire. Le P. Cavallera lui-même, dans sa réplique à dom Festugière, remarque que la méditation, ayant pour objet ordinaire la vie du Christ, « maintient sans peine dans le courant des idées dont la liturgie évoque le souvenir » (o.c. p. 88). Ces méthodes, personne ne le prétend, ne sont le nec plus ultra de la prière. Beaucoup suggèrent qu’elles laissent place, peu à peu, à une oraison plus silencieuse et « affective », que certains voient se développer en oraison « de simplicité », puis de « quiétude », premier degré de l’oraison mystique : distinctions subtiles (43) pour désigner une prière du cœur où l’orant est plus réceptif à la « touche » divine. Saint François de Sales l’appelait contemplation, qui « n’est autre chose qu’une amoureuse, simple et permanente attention de l’esprit aux choses divines. L’oraison s’appelle méditation jusqu’à ce qu’elle ait produit le miel de la dévotion ; après cela, elle se convertit en contemplation » (44). Cette contemplation ou oraison plus silencieuse convient mieux aux moines, comme le faisait déjà remarquer au XVIIe siècle le moine anglais dom Baker (45). L’articulation entre la méditation et ce type d’oraison plus simple est bien indiquée dans les ouvrages de deux abbés cisterciens du XXe siècle, qui écrivent à quarante ans de distance : dom Vital Lehodey (Les voies de l’oraison mentale, 1re édition 1907) et dom Godefroid Bélorgey (La pratique de l’oraison mentale, 2 tomes, 1945 et 1946). Ils ne parlent guère de liturgie. Rien chez le premier, quatre ou cinq pages, sur près de 400, chez le second sur l’action de grâces après la communion et le sacrement de pénitence qui peuvent être l’occasion de s’enfoncer dans l’oraison de quiétude. La communion du matin et la pénitence du soir (quotidienne si possible) constituent alors les deux pôles de la journée, prolongés, éventuellement, par la visite au Saint-Sacrement. Mais rien n’est dit de la participation au sacrifice de la messe ni à la Liturgie des heures si ce n’est à propos du mystère de la Trinité qui emballe l’âme du moine parvenu à un certain seuil : « Les antiennes : cris d’impuissance, d’admiration et d’action de grâces remplissent l’âme de transports de joie tout intimes. Pour tel religieux prêtre, la messe de la sainte Trinité devient la messe votive aimée, attendue et célébrée tous les jours libres. Dès les premiers mots de l’Introït : Benedicta sit sancta Trinitas, son âme est comme plongée dans la nuée cum tremore divino, au sein de la Trinité... Le Père, du haut du ciel, penché sur l’autel, envoie son divin Esprit, tandis que, pour Lui rendre tout honneur et toute gloire, le célébrant, s’unissant au Fils sacramentellement présent sur le corporal, s’offre en victime avec Lui... L’action de grâces est alors plus silencieuse, plus onctueuse et plus intense avec les ‘Trois’ au centre de l’âme. Elle se prolonge et maintient dans un grand recueillement, malgré toutes les occupations » (T. 2, p. 70-71). Mais ce ne sont pas toujours les grandes consolations sensibles. Le cardinal Hume, déjà cité, s’inscrit en faux contre les manuels qui affirment qu’avec le temps on n’a plus besoin des « méthodes ». La fatigue mentale se fait jour, parfois, et il faut alors savoir retourner aux bonnes vieilles méthodes qui nous ont réussi autrefois. Et il en indique une, qui fut sans doute la sienne. Or elle se raccroche à la liturgie : « Quand l’on se sent tendu ou épuisé, dit-il, on divisera utilement la demi-heure en quatre parties : la première se passe à psalmodier le Kyrie de la messe, la suivante à réciter le Gloria, la troisième à méditer sur les prières de l’offertoire et la quatrième à répéter lentement les formules de la consécration. Cela peut s’avérer salutaire et fécond » (o.c., p. 160).

Sous l’influence des méthodes orientales, zen, yoga ou autres, certains modernes, surtout dans les années 1970, essayent de parvenir à un silence intérieur qui permette d’atteindre le ‘Moi’ en un lieu où peut se faire la rencontre avec le divin. Il s’agit d’apporter une plus grande attention au corps, à l’intégration harmonieuse de ses facultés, à la pacification de tous les sens : cela peut aider et être une des formes que prend la « montée de l’âme vers Dieu » (à travers la descente au fin fond du cœur). Mais, comme je l’ai dit, la prière chrétienne doit se laisser transformer dans la prière pascale du Christ, pour devenir dialogue au sein de la Trinité. On ne peut faire fi de cette médiation. A l’opposé, au moins dans sa forme, la prière charismatique laisse libre cours à la spontanéité, fruit attribué à l’intervention de l’Esprit Saint. En général elle ne se rencontre dans nos monastères que lors de rencontres en petits groupes à des moments déterminés : elle ne peut se déployer au cours de la liturgie communautaire. Le lien de ces groupes avec la liturgie se fera plutôt par le biais du recours à l’Écriture sainte, commune aux deux : plus le temps passe, en effet, plus les manifestations extraordinaires (parler en langue...) s’estompent et ces groupes deviennent un lieu de partage autour de la Parole de Dieu, dans le prolongement ou en préparation de la célébration liturgique. Et l’on connaît l’échelle classique de la lectio, meditatio (‘ ruminatio), oratio, contemplatio, qui fait passer insensiblement de l’une à l’autre, dans un va-et-vient incessant. L’on sait aussi le lien existant entre la lectio et sa suite avec la liturgie. On pourrait faire des remarques similaires au sujet de certains exercices de piété, tels le rosaire ou le chemin de croix, que le Directoire publié par le Saint-Siège en 2001 s’efforce d’imbiber d’esprit liturgique, tout en les distinguant bien de la liturgie elle-même : mais, apparus dans l’histoire de l’Église comme des suppléances populaires à la Liturgie des heures de plus en plus cléricalisée, ils ont sans doute moins de raisons d’être dans le monde monastique, si ce n’est en tant que palliatifs, en cas de sécheresse spirituelle, par exemple, au moment de l’oraison (des « équivalents », dit dom Godefroid Bélorgey) ou comme expressions d’une spiritualité plus particulière (mariale, par exemple)... La redécouverte des Pères du désert, comme de l’Orient chrétien (notamment la Philocalie), a remis en honneur la prière de Jésus, cette invocation que l’on rythme sur sa respiration et qui nous accompagne le plus possible. La formule traditionnelle, on le sait, invoque le Christ : « Jésus, Fils du Dieu sauveur, prends pitié de moi, pécheur ». Le théologien orthodoxe Paul Evdokimov montre qu’elle est un prolongement des invocations liturgiques du Kyrie, tandis qu’au XIVe siècle, Nicolas Cabasilas y voyait un moyen de garder sa vie en Christ après l’avoir reçue des sacrements (La vie en Christ, ch. 12). Mais elle peut varier selon l’inspiration de chacun. Pourquoi ne serait-elle pas : « Esprit de Jésus le bien-aimé, fais-moi crier Abba ! Père ! » ? Les anciens moines du désert répétaient volontiers quelque verset de psaumes. Cassien recommande à cet effet le « Dieu, viens à mon aide, Seigneur, viens vite à mon secours » de la liturgie (Conf. X,10). Les Pères latins parlent d’oraisons jaculatoires... Ces formules peuvent venir de la liturgie, certes. Alors, disait dom Ryelandt en 1911, « en mettant sur nos lèvres les formules de sa propre prière, l’Église tend à transporter directement en nous les dispositions saintes que ces formules expriment : actes intérieurs d’humilité, de contrition, affections et mouvements d’amour, de louange, de reconnaissance, d’union à la volonté de Dieu, etc. Quod os dicit, cor sapit (ce que dit la bouche, le cœur le goûte) » (46) Un carme espagnol dit que la liturgie doit nous habituer à « eucharistier » notre prière et notre vie, c’est-à-dire à les orienter selon les grands mouvements de la prière eucharistique : louange, action de grâces, anamnèse des merveilles du Seigneur, épiclèse sur notre vie et celle de l’Église, offrande de soi et des autres dans le Christ, intercession universelle et fervente dans l’Esprit (47). 2. 3.3. Mens nostra concordet voci nostrae

Post-ScriptumSPIP 1.9.2c [10268] est un logiciel libre distribué sous licence GPL.Pour plus d’informations, voir le site http://www.spip.net/fr.Précisément, à force d’être répétées, ces formules « jaculatoires » peuvent « formater » notre esprit. C’est le sens profond de la célèbre formule forgée par la Règle, mais dont la substance est répétée assez universellement par les Anciens. Elle ne signifie pas seulement qu’il éviter les distractions durant l’Office (souvent on n’y peut rien). Il faut se conformer à ce qu’on dit. Mais les paroles saintes vont finir par nous imprégner au point de modeler notre mens et, dit Cassien, nous finirons par nous retrouver dans les mots du psaume qui nous sont dictés, au point qu’ils paraîtront émaner de nous : nous nous reconnaîtrons dans ce que nous disons. Or, encore une fois, les psaumes sont le matériau de base de la Liturgie des heures : « Vivifié par cet aliment (des Écritures) dont il ne cesse de se nourrir, le moine se pénètre à ce point de tous les sentiments exprimés dans les psaumes, qu’il les récite désormais, non point comme ayant été composés par le prophète, mais comme s’il en était lui ?même l’auteur, et comme une prière personnelle...C’est qu’en effet les divines Écritures se découvrent à nous plus clairement, et c’est leur cœur en quelque sorte et leur moelle qui nous sont manifestées, lorsque notre expérience, non seulement nous permet d’en prendre connaissance, mais fait que nous prévenons cette connaissance elle ?même, et que le sens des mots ne nous est pas découvert par quelque explication, mais par l’expérience que nous en avons faite... Instruits par ce que nous sentons nous ?mêmes, ce ne sont pas à proprement parler pour nous des choses que nous apprenons par ouï ?dire, mais nous en palpons, pour ainsi parler, la réalité, pour les avoir perçues à fond ; elle ne nous font point l’effet d’être confiées à notre mémoire, mais nous les enfantons du fond de notre cœur, comme des sentiments naturels et qui font partie de notre être ; ce n’est pas la lecture qui nous fait pénétrer le sens des paroles, mais l’expérience acquise » (Conf. X,11). C’est la réponse fondamentale que l’on peut faire à qui éprouve de la difficulté à entrer dans les sentiments exprimés dans les psaumes, en ajoutant deux remarques :
- Certes, il me faut coller intérieurement à des états d’âme qui ne correspondent pas nécessairement à ceux que je ressens sur le moment. Je suis dans la joie et je dois chanter un psaume de lamentation ou, au contraire, je dois exulter, alors que je suis en peine. Et puis, il y a ces fameux psaumes de malédiction : comment entrer en eux ? C’est alors qu’il faut se rappeler que je porte le monde avec moi : ma prière personnelle est insertion dans la prière de l’Église, ou plutôt dans celle du Corps du Christ total, tête et membres. Si moi, je n’éprouve pas tel sentiment, d’autres dans l’Église les éprouvent sans doute et je prie aussi, en union avec eux. D’autres sont malades, dans le désespoir, ou dans la joie : d’autres sont opprimés, objets de persécution... Mon ‘Je’ personnel s’insère dans un ‘Je’ collectif, et en définitive dans le ‘Je’ du Christ. « La prière pour ceux qui sont éprouvés dans les cinq continents est devenue aujourd’hui un réflexe, parfois un peu mécanique, de la prière des assemblées chrétiennes. Les Psaumes impriment à cette habitude un changement apparemment léger : au lieu de prier pour ceux qui... - dire Je à leur place »(48). Mais cela engage : « Prier et dire Je à la place des plus éprouvés, c’est aussi être appelé vers eux et cet appel a des conséquences concrètes dans notre vie ».
- Seconde remarque : j’ai dit plus haut comment le point de départ de la prière était la prière et les cris très humains de tous les hommes. Ces cris ne sont peut-être pas encore d’inspiration très chrétienne, mais faut-il se désolidariser de ceux qui les poussent ? Le P. Beauchamp que je viens de citer montre bien que l’expérience des hommes du psautier est encore celle des hommes d’aujourd’hui, et nous mettons encore Dieu de notre côté, même si objectivement nous sommes dans l’erreur et le mal... Chacun ne pense-t-il pas être dans le droit ? et ne voulons-nous pas avoir toujours raison, c’est-à-dire plier l’autre à notre point de vue ? Sommes-nous si éloignés des sentiments exprimés dans les psaumes de malédiction, qui en appelle à l’intervention divine en faveur de celui qui crie, et donc contre ceux d’en face ? De toutes façons, qu’ils soient légitimes ou non, imprégnés de charité évangélique ou non, nous avons à assumer dans notre prière tous les cris des hommes, toutes leurs révoltes, et elles ne manquent pas (49). Mais nous devons les faire passer par le mystère de la Passion, de la Pâque du Christ, comme le Christ l’a fait lui-même en reprenant ces psaumes à son compte (50).

2.3.4. Sobria ebrietas, la sobre ivresse Pour Jacques et Raïssa Maritain, tous sont appelés à une certaine contemplation infuse, c’est-à-dire à vivre sous la mouvance des dons de l’Esprit-Saint, contemplation qui peut prendre différentes formes, parfois masquées ou diffuses. Ils se réfèrent à un auteur espagnol, le P. V. Osende : « C’est par cette sorte de prière ou de contemplation, tellement silencieuse et tellement enracinée dans les profondeurs de l’esprit qu’il la décrit comme ‘inconsciente’ (parce qu’elle se fait sans réflexion et sans que nous soyons préoccupés de fixer sur elle notre attention), que nous pouvons mettre vraiment en pratique le précepte de prier toujours... Qu’importe que notre entendement et nos sens soient occupés de mille choses diverses ? Notre cœur est par ailleurs fixé en Dieu, en sorte que quoi que nous fassions et pensions, ce sera par lui, en lui et pour lui... Qui ne comprend que cela est possible, et très possible ? Ne voyons-nous donc pas ; même dans l’ordre naturel, que quand le cœur est possédé par un grand amour ; peu importe ce que fait une personne ; son âme et sa vie sont à ce qu’elle aime, non à ce qu’elle fait, bien qu’elle puisse appliquer à son travail tout son entendement et son attention ? Si l’amour naturel fait cela, combien plus l’amour divin » (51). Dans l’Antiquité, cette emprise de l’Esprit s’exprimait sous le thème de la « sobre ivresse », correspondant à l’excessus d’un saint Bernard, qui nous est peut-être plus familier (52). L’origine de l’expression est à chercher chez Philon d’Alexandrie, mais dès Origène le thème de l’ivresse (spirituelle) est associé à l’Eucharistie, grâce à la mention du « calice enivrant » du psaume 22. Le Cantique des Cantiques 5,1 sera aussi appliqué à l’Eucharistie. Grégoire de Nysse définit cette ivresse comme un effet de l’Eucharistie : « Ce à quoi il invite ses amis par la Parole (Ct 5,1), cela le Verbe l’accomplit en fait dans l’évangile (en disant ‘Mangez et buvez’) s’il est vrai que toute ivresse produit d’ordinaire une sortie de l’esprit hors de lui-même sous l’effet du vin. Ainsi ce à quoi le Cantique invite, a eu lieu jadis et a toujours lieu pour la nourriture et le breuvage divins, car le transport et l’extase du monde inférieur au monde supérieur envahissent l’âme avec la nourriture et le breuvage » (SC 10). Il s’agit bien d’une expérience mystique, car tel est le sens, dans ce passage, de « l’extase » ou sortie de soi, comme l’a montré le P. Daniélou (53). L’ivresse en est un nom, comme d’autres : le sommeil vigilant, l’amour passionné, le vertige, la blessure, la folie... Quant au premier auteur chrétien (Eusèbe de Césarée) à reprendre l’expression « sobre ivresse » de Philon, il y voit le fruit tant de la lecture de l’Écriture Sainte que de la Communion eucharistique, un fruit qui permet alors au fidèle de se délecter dans le Seigneur, selon ce que dit le psaume 36 (cf. Com. sur ps. 35, 9-10 ; 36,2-9...). C’est aussi dans cette double ligne que se situe S. Ambroise, familier du thème. La bonne ivresse consiste en une sorte d’extase vers les biens les meilleurs. Elle est le fruit de l’intelligence des Écritures, mais elle s’achève dans l’Eucharistie, « ce banquet sacramentel, cette coupe dont s’enivre l’affection des fidèles, pour revêtir la joie venant de la rémission des péchés, se décharger des soucis du siècle, de la crainte de la mort et des sollicitudes. Grâce à cette ivresse, le corps ne titube pas mais connaît un regain de force ; confondue, l’âme ne l’est pas, mais divinisée » (sur Ps, 118, s. 13,24 et 15,28).

On pourrait citer d’autres textes patristiques. Pour plusieurs, sans doute, l’ivresse fruit de l’Eucharistie ne signifie pas une expérience mystique, mais la simple joie du croyant qui se convertit ou l’effusion de l’Esprit-Saint, ce qui est tout de même quelque chose de spirituellement important ! Toutefois la dimension mystique que lui donne Grégoire de Nysse sera généralement admise à partir du Moyen Age - grâce peut-être à la Glose d’Anselme de Laon. La dimension eucharistique s’estompera davantage, mais on ne peut pas dire qu’elle disparaît complètement. Les Bénédictins, plus orientés vers la théologie de l’Histoire du Salut, la mentionnent davantage que les Cisterciens, un Rupert de Deutz, par exemple (Comm. sur le Cant. PL 168, 907-908). Le texte même du psaume 22 dont l’allusion eucharistique est si patente est souvent l’occasion de faire le lien, même chez les Scolastiques naissants (Guillaume d’Auxerre, Pierre Lombard). Sainte Gertrude cite plutôt le psaume 35 (Le Héraut, l.4, 13 ; voir 2,1). Plus tard Catherine de Sienne (XIVe s.) parle du Sang eucharistique « qui enivre l’âme ; plus elle en boit, plus elle en voudrait boire ; et elle ne se rassasie jamais parce que le Sang et la Chair sont unis au Dieu infini » (lettre 208).. Jean Gerson, au siècle suivant, prétend bien avoir la sobre ivresse de l’esprit que cause l’Eucharistie (54). Et les plus beaux textes sur l’ivresse à la fin du XVIIe siècle, a-t-on pu écrire, sont l’œuvre d’un laïc bordelais, Pierre Grenier, dans son ouvrage sur le bon et fréquent usage de la communion : « s’enivrer du vin de l’Époux n’est autre chose que l’aimer sans règle et sans mesure » (55), rejoignant ainsi S. Bernard, mais avec une dimension eucharistique des plus nettes : « La mesure d’aimer Dieu c’est de l’aimer sans mesure ». On peut regretter, certes, cette « perte » de la dimension eucharistique du thème de l’ivresse spirituelle. Elle correspond certainement à quelque chose, mais il ne faut pas en conclure que chez ceux qui n’y font plus allusion, l’expérience mystique n’a pas de lien avec l’Eucharistie. Somme toute, le thème de l’ivresse spirituelle n’est qu’un aspect de la question. Il faudrait encore parler du « goût » (en relation avec le psaume eucharistique 33,9), de la « fruition », thèmes si chers aux Cisterciens du XIIe siècle. Quant aux Pères, a-t-on suffisamment réfléchi à tout ce qu’inclut le fait d’avoir appelé « initiation » l’entrée sacramentelle dans l’Église ? Certains expliquent ses rites en se servant du Cantique des Cantiques, comme Ambroise et Cyrille de Jérusalem, ou bien en se mettant dans une perspective nuptiale (56). Cette thématique nuptiale apparaît très tôt, dès Tertullien et Origène. Elle devient traditionnelle. Théodoret de Cyr n’hésite pas à dire : « Mangeant les membres de l’Époux et buvant son sang, nous réalisons avec lui une union (κοινωνία) nuptiale ». Ambroise de Milan, s’adressant au nouveau baptisé, parle de baiser nuptial : « Tu t’es approché de l’autel. Le Seigneur Jésus t’appelle, ou appelle ton âme ou appelle l’Église, et dit : Qu’il me baise des baisers de sa bouche... » (des Sacrements, V,5). L’on pourrait aussi voir comment s’est formé le vocabulaire « mystique », à partir du « mystère » eucharistique. Et comment les grandes mystiques d’Helfta et d’autres rattachent leurs révélations à la célébration liturgique.

2.4. Liturgie et vie spirituelle Tout d’abord, une précision des termes : je parle de liturgie et vie spirituelle, non de spiritualité liturgique. Pourrait-on parler de spiritualité liturgique comme on parle de spiritualité bénédictine ou cistercienne, ou encore de spiritualité mariale ? Il s’agirait alors d’une façon particulière de vivre les éléments de toute vie spirituelle, en les voyant sous l’angle de la liturgie, comme d’autres les vivent en les synthétisant autour de l’échelle de l’humilité indiquée par la Règle, ou sous l’angle de la médiation maternelle de la Vierge Marie. Quoiqu’il en soit de la possibilité d’une telle « spiritualité liturgique », ce n’est pas d’elle qu’il s’agit ici, mais de la part que prend la liturgie dans la vie spirituelle de tout chrétien du fait de son baptême : il s’agit de reconnaître que la vie spirituelle chrétienne (et monastique) nous est transmise, se développe, mûrit et arrive à sa perfection surtout - mais non exclusivement - à travers la liturgie. Le concile emploie l’expression « formation liturgique à la vie spirituelle » (S.C. n. 17), il dit également que de la liturgie, comme d’une source, on obtient « avec le maximum d’efficacité la sanctification des hommes dans le Christ » (n. 10). Explicitons cela.

2.4.1. La prière, entrée dans le dialogue trinitaire du Fils et du Père dans l’Esprit saint, se vit dans un mouvement d’amour inséparable de l’amour des autres : nous formons tous un même corps sacerdotal du Christ, dont toutes les jointures sont unies par la charité fraternelle. Concrètement cela prend forme dans la vie de la société - et pour le moine, c’est la communauté -, dans laquelle le baptisé doit pouvoir s’insérer de façon heureuse, ce qui suppose tout un cheminement intérieur qui peu à peu le rend malléable et vertueux. La théologie ascético-spirituelle s’est appliquée à étudier ce cheminement et à en définir les conditions et les étapes qui culminent avec la sainteté sous l’emprise des dons de l’Esprit. Cette théologie s’est développée en tant que discipline particulière dans la première moitié du XXe siècle en même temps que le mouvement liturgique prenait son essor, malheureusement sans qu’il y ait beaucoup de passerelles entre les deux disciplines. La première ne prenait pas en compte ce que cherchait à promouvoir le second, à savoir le rôle central de la célébration liturgique pour la vie spirituelle. Le manuel classique de théologie ascétique et mystique, souvent ré-édité et traduit, de A. Tanquerey n’a que quelques lignes sur les dispositions subjectives pour tirer profit personnel des sacrements (pénitence et Eucharistie) : c’est mieux que rien, mais ne rend pas compte de la nature de source et de sommet de la liturgie, comme le reconnaît Vatican II. La célébration en tant que telle ne semblait n’avoir aucune importance pour la croissance et la pratique du croyant. Un manuel plus récent renouvelle les perspectives : Charles-André BERNARD, sj, Traité de théologie spirituelle, Cerf, Paris 1986 (57). Nous retrouvons dans la vie spirituelle ce double mouvement que j’ai déjà présenté, celui de l’homme qui tente de monter et celui de Dieu qui descend pour prendre la tête de ce mouvement de l’homme. Et nous savons que l’homme doit remonter vers le Père avec le Christ : c’est cela son salut, sa sanctification. Or le sacrement est nécessaire pour que le mystère du Christ puisse nous assimiler. C’est donc tout l’ensemble de la vie chrétienne que saisit la liturgie en tant qu’elle actualise l’emprise de Dieu sur nous. « La participation aux sacrements détermine des moments privilégiés de la sanctification. Notre vie y est toujours renouvelée dans une alliance plus étroite avec Dieu et, grâce à la présence sacramentelle du Christ, le dialogue s’intensifie » (58). Mais la liturgie n’agit pas seulement source de sanctification quand on reçoit un sacrement. Intervenant au congrès d’Angers de 1962 (sur Liturgie et vie spirituelle), le P. Laplace, jésuite, grand animateur des Exercices spirituels de saint Ignace, situe précisément le lien entre vie spirituelle et liturgie dans cette rencontre de l’homme (qui part de ses profondeurs) et de Dieu (qui se communique dans le mystère de Jésus Christ à travers l’Église) : « une fécondation mutuelle est nécessaire » (La Maison-Dieu, n.72 p. 23-25). Dans son déroulement la liturgie dit quelque chose de la façon dont le chrétien, le moine, doit se comporter. Elle commence par lui rappeler sa véritable situation vis-à-vis de Dieu, un pécheur pardonné. Toute Eucharistie commence par un acte pénitentiel, et la confession du péché qui est imploration du pardon divin, se rencontre souvent dans la célébration liturgique. Les Laudes, dans la Règle - et cela se retrouve dans le schéma D du Thesaurus bénédictin (schéma B des trappistes), comme dans les schémas qui suivent de plus près celui de la RB - commencent par un psaume de la pénitence (le Miserere dans la Règle) : elles comportent un passage de la confession du péché à la confession de la louange (ps. 148-150 dans la Règle ; psaumes du Hallel...), passage pascal bien caractéristique de l’Heure, mais aussi du chemin spirituel que doit parcourir l’homme. Et si nous célébrons la rémission de nos péchés, il est clair que cela doit entraîner le pardon mutuel entre frères. Nous pouvons nous demander pourquoi - malgré notre célébration correcte et quotidienne de la liturgie - notre vie fraternelle reste-t-elle souvent si difficile, voire même marquée par la violence (59) Le carême incite le moine à pratiquer cette ascèse qui lui est nécessaire. Saint Benoît dit que toute la vie du moine devrait être un carême, mais comme peu en sont capables, qu’au moins ils fassent un effort particulier durant la sainte quarantaine de sorte qu’ils attendent la sainte Pâque dans la joie d’un désir spirituel... Il est évident que l’année liturgique ne marque pas seulement le temps du moine au niveau de l’observance, mais elle éduque aussi sa vie spirituelle. « Cet ascétisme s’accompagne, dans la liturgie, de joie et d’optimisme, de même que la célébration liturgique de la Croix du Christ n’est jamais isolée du triomphe de sa résurrection et de son ascension. Le chrétien apprend dans la liturgie que sa mortification le fait participer à la victoire du Christ et que les ruptures imposées par son option chrétienne [monastique] l’amènent en définitive à se retrouver lui-même et à retrouver les autres dans le Christ » (60). « Pour moi, écrit dom Lambert Beauduin, tout le secret de la vie vraiment chrétienne est là : la foi vive dans l’influence réelle et continuelle du Christ ressuscité sur chacun de nous pour nous ressusciter corps et âme avec lui et dès maintenant... : nous lui sommes des humanités de surcroît » : n’est-ce pas la liturgie qui lui a inculqué cette conviction, et qui la lui faire vivre ? Il n’y a d’ascèse que celle qui nous associe pleinement à la passion et à la résurrection du Christ. Être des alleluia des pieds à la tête, disait-il encore. C’est aussi la liturgie et les Pères - il le confesse - qui lui ont appris à reconnaître l’œuvre propre du Saint-Esprit en nous (61). La célébration liturgique introduit les anges dans la démarche spirituelle du moine. Certes, une saine théologie pourrait conduire à l’affirmer, mais la liturgie n’induit pas seulement une belle pensée, elle insère concrètement les Anges dans la vie du moine, puisqu’il participe à une liturgie où les Anges sont présents... On pourrait mentionner aussi la dimension cosmique de notre itinéraire, puisque la liturgie invite à la louange tous les animaux et l’univers matériel lui-même : « Toutes les œuvres du Seigneur, bénissez le Seigneur ». Nous sommes ainsi conduits dans une attitude de bénédiction et d’action de grâces qui élargit notre horizon et renouvelle notre regard sur les choses et les hommes. La liturgie sera-t-elle école de sainteté et de vertus ? Mais qu’est-ce devenir vertueux sinon revêtir les sentiments qui furent ceux du Christ Jésus ? Et comment les revêtir sinon en participant au mystère même du Christ pour faire en sorte que sa vie soit notre vie, que ses actes deviennent nos actes ? Cette participation au mystère du Christ conduit à l’imitation du Christ, non de façon mimétique, mais de façon spirituelle : « Pour cela il est opportun, au moyen de la méditation et de l’union du cœur, de se mettre en harmonie intérieure avec lui pour trouver chaque fois la juste réaction, il s’agit là d’un effort constant, conduit dans la paix et qui seul peut nous porter à vivre vraiment selon le désir du Christ » (BERNARD, p. 124). L’attachement à la personne du Christ confère une valeur spéciale et un élan nouveau à l’effort moral. Il ne s’agit pas tant de suivre une norme, mais d’être à la manière du Christ que l’on aime et qui est en nous. Mais « c’est dans les signes symboliques en lesquels consistent les sacrements et toute la liturgie que l’être chrétien, par la foi et l’Esprit Saint, advient et se configure au modèle qui est le Christ » (62). Certes il ne suffit pas de recevoir le sacrement pour être sanctifié ipso facto sans effort personnel : la grâce du Christ doit nous imprégner et nous modeler, ce qui suppose une certaine coopération de notre part, qui fera droit aux requêtes d’une saine psychologie, même si la force de coopérer nous est donnée par le sacrement lui-même. Nous ne savons que trop combien, hélas, nous restons le même, avec tous nos défauts, après tant de communions, preuve que le sacrement n’est pas un coup de baguette magique ! Il est vrai que si notre foi dans le pouvoir de guérir de Jésus était plus grande, cela irait mieux, comme le remarque le cardinal Hume : dans le doute « les confessions de routine ou la réception machinale de la sainte communion auront peu d’impact et ne seront pas suivies d’effets en nous. ‘Je le veux, sois guéri !’ Nous devons croire au pouvoir qu’a le Christ de nous guérir et à sa volonté de le faire. Mais cette foi est un don qu’il nous faut demander » (o.c. p. 235). Toutefois les sacrements - et la participation liturgique - « ne doivent pas être considérés seulement comme des moyens de sanctification, mais comme des instruments privilégiés, d’institution divine, qui définissent la forme de vie spirituelle. Ils sont des instruments séparés qui confèrent la grâce du Christ en continuant ad modum signi l’action salvifique de l’humanité du Christ ressuscité » (BERNARD, 119-120).

Là apparaît tout spécialement la valeur formatrice de la liturgie, considérée dans son essence même de célébration du mystère pascal nous faisant entrer dans la vie divine, dans le dialogue du Père et du Fils dans l’Esprit-Saint - ou comme participation au sacerdoce du Christ. Non seulement elle est « source de notre sanctification » (S.C. 10), mais elle nous indique quel est le type de sainteté qu’elle contribue à nous faire réaliser. Le P. Ch.-A. Bernard en détaille quelques aspects, en référence aux passages de saint Paul sur le culte spirituel (Rm 12,1) ou de saint Pierre sur l’édifice spirituel et le sacerdoce royal des chrétiens appelés à proclamer les louanges de Celui qui nous a appelés des ténèbres à son admirable lumière (1 P 2,4-9). Ceci est repris par Lumen Gentium 34. Dom Lambert Beauduin aimait à rappeler la dimension collective de ce projet du Père sur l’humanité qui vise d’abord à l’acquérir comme son peuple, à en faire une race élue, une nation sainte, une communauté sacerdotale et royale : l’Église, le corps du Fils, le Temple de l’Esprit : « Sentir avec l’Église, travailler avec l’Église, prier avec l’Église, aimer ce que l’Église aime ; voilà la vraie vie chrétienne ». Ce caractère collectif doit, bien sûr, se conjuguer avec l’aspect plus personnel de la sainteté, mais il ne peut être oublié. Le P. J. Gelineau, déjà cité, continue : « La configuration mystique au Christ concerne chaque individu croyant. Mais elle n’est pas une œuvre individuelle. Elle est de nature sociale. Nul ne se donne à soi-même l’image de son devenir chrétien. Il la reçoit de Dieu, qui s’est fait connaître en Jésus-Christ, et il la découvre dans l’Église, dépositaire et intendante de la parole et des gestes sauveurs de Dieu en Jésus-Christ. La voix qui le convoque et l’appelle à la conversion vient de la communauté des croyants. La main qui le baptise et lui signifie le pardon de ses péchés, celle qui lui rompt le pain de vie, c’est toujours la main d’un frère croyant. C’est dans une assemblée visible et par ses rites que, dans l’Esprit Saint, le Christ parle, baptise, pardonne, nourrit. La liturgie, agir symbolique de l’Église assemblée hic et nunc, est donc le lieu où naît et grandit la vie chrétienne » (ibid.). 2.4.2. Fréquence du rite Cela est vrai aussi pour le moine qui est essentiellement un chrétien. Pourtant, en tant que célébration, la liturgie n’est qu’un moment de sa vie, même si les célébrations structurent sa journée et toute l’année. Mais quelle que soit sa fréquence, l’acte liturgique fournit à toute la vie du moine comme du chrétien la figure d’où celle-ci tire en même temps son sens et son être propre : en relation avec la liturgie « toute l’existence prend configuration pascale. Chaque instant trouve son sens baptismal comme passage de la mort à la vie. Grâce au rite, les événements de l’existence deviennent eux aussi lieu d’anamnèse, c’est-à-dire actualisation vivante des mirabilia Dei, annonce et réalisation de ce que Dieu fait aujourd’hui pour les hommes. Par le symbole rituel enfin est posé ce qui doit advenir en plénitude, la nouvelle création, la communion parfaite de Dieu tout en tous. Les yeux fixés sur ce terme, l’Église peut rendre grâce et s’offrir en louange de gloire. Grâce à l’émergence eucharistique, toute la vie peut devenir passage au Père, consécration à Dieu, hymne d’un amour échangé » (ibid.). Les activités humaines (travail, entraide, repas, détente, repos...) peuvent se dérouler en dehors des célébrations : elles prennent sens de la liturgie qui, de son côté, n’est pas composée d’autres choses que de ces activités, bien qu’elles soient plus ou moins stylisées : manger, boire, voir, entendre, parler, chanter, se lever, s’incliner, demander pardon... La fréquence du rite obéit à la fois à sa nature et aux nécessités d’ordre humain qui varient selon la vocation de chacun. De soi la Liturgie des heures structure la journée et s’accomplit donc chaque jour à différents moments. Certains sacrements ne se reçoivent qu’une fois : le baptême et la confirmation agissent sur toute l’existence ; d’autres perdurent pour une période plus ou moins longue : le mariage, le ministère ordonné, l’onction des malades. De soi les sacrements de réconciliation et du repas eucharistique appellent à être renouvelés périodiquement. Mais selon quelle fréquence ? Institué pour le pardon des fautes graves, le sacrement de réconciliation ne devrait pratiquement pas intervenir au cours d’une vie chrétienne... Mais la tradition de l’Église y fait recourir même en cas d’absence de péchés mortels : il est plongée dans la miséricorde du Seigneur et nous savons bien à quel point nous en avons besoin. La fréquence de l’Eucharistie a beaucoup varié au cours de l’histoire. Quelle est la bonne mesure ? A l’heure actuelle l’Église considère comme vitale pour chaque chrétien de se réunir chaque dimanche en assemblée, en anamnèse de la résurrection du Seigneur. A vrai dire elle n’impose la pleine participation au repas sacrificiel par la communion qu’une fois l’an, au moment de Pâques. Mais pour les communautés monastiques, elle demande -c’est souvent inscrit dans nos Constitutions - que l’Eucharistie, en tant que source et sommet de toute vie chrétienne et de la communion des frères dans le Christ, soit célébrée chaque jour par toute la communauté (cf. S.C. 95).

Cependant la diminution du nombre des prêtres va sans doute rendre plus difficile le maintien de ces rythmes, tant pour les chrétiens en certaines régions que pour les communautés de moniales, par exemple. Que faire alors quand la messe ne peut avoir lieu ? La question se pose différemment pour les fidèles et pour les moniales. Les fidèles sont immergés dans la société civile et n’ont guère comme participation à la liturgie que la messe dominicale. En France, l’on s’efforce de les motiver pour qu’ils rejoignent un centre plus important où se célèbre l’Eucharistie : y tend la formation de nouvelles paroisses plus étendues que les anciennes qui coïncidaient avec les communes même toutes petites. La mobilité moderne devrait le permettre. Cependant celle-ci peut être réduite pour certaines personnes qui, d’autre part, peuvent être attachées à une église locale... Si la participation à la messe n’est pas possible, on peut envisager cependant un rassemblement dominical avec célébration d’une heure de l’Office, Laudes ou Vêpres, ou bien en organisant une célébration de la Parole, appelée parfois louange dominicale (ce qu’on appelait une assemblée en absence de prêtre, ADAP). Les moniales sont dans une autre situation différente du fait qu’elles célèbrent tous les jours la Liturgie des heures et ont donc l’occasion de se rassembler plusieurs fois chaque jour ; rien n’empêche, éventuellement, si elles le préfèrent, de prendre les lectures du missel aux Laudes et aux Vêpres du jour. Faut-il qu’elles remplacent la célébration de la messe qu’elles ne peuvent avoir par une autre célébration ? A vrai dire on ne remplace pas la messe et l’impact du sacrement sur nos vies ne dépend pas de sa fréquence ; il n’est pas mesuré par une unité de temps. La mesure de sa répétition, quand elle est possible, dépend de notre manière de l’appréhender dans le rythme de nos vies, et non pas de sa puissance plus ou moins forte. De par sa nature de « nourriture », bien sûr, le rite inclut qu’il soit répété régulièrement, mais sa force ne s’épuise pas par usure du temps qui passe : quelle que soit sa fréquence l’Eucharistie demeure la source et le sommet de notre existence. Celle à laquelle les moniales viennent de participer peut les animer jusqu’à l’Eucharistie suivante, quel que soit le nombre de jours qui les séparent. Si rien ne prend la place de la messe, peut-être les moniales auront-elles l’impression qu’il manque un exercice de piété dans leur journée, mais celle-ci « ne se mesure pas à la quantité de rites accomplis, de paroles entendues, de prières dites ou de sacrements reçus. [Le fruit que l’on retire de la participation à la liturgie] ne se réduit pas non plus à la consolation qu’on y trouve, aux pensées éclairantes qu’on en retire, à l’aide morale reçue pour éviter le péché et nous dévouer au service de nos frères, bien que ces effets soient souhaitables et utiles, et qu’ils soient normalement les indices d’une participation fructueuse. Le fruit de la liturgie est le don de l’Esprit Saint qui nous associe à la mort et à la résurrection du Seigneur afin que nous vivions de son amour pour le Père et pour nos frères. Il est l’offrande spirituelle de nous-mêmes dans le Christ à la louange de gloire de Dieu le Père. » (Dict. Spirit. 926). Rien n’empêche que l’on fasse un service de communion les jours sans messe à partir d’une heure de l’Office divin, comme cela était prévu dans la Règle du Maître. Mais il faut aussi se souvenir que la communion fait partie de la Messe : elle est la participation sacramentelle au sacrifice du Christ offert durant celle-ci (S.C. 55), avant d’être le lieu d’une intimité entre l’âme et le Christ. C’est ce qui motive le souhait rappelé par Mediator Dei en 1947 qu’elle soit distribuée durant l’action elle-même, à partir d’hosties consacrées alors (AAS 1947, 595). Certains, en ce sens, préfèrent ne pas dissocier communion et célébration de la messe. Guillaume de Saint-Thierry propose une autre direction : parlant à des chartreux qui ont peu d’occasions de participer à l’Eucharistie, il leur recommande la communion spirituelle qui consiste à méditer la Passion ; tout le fruit (il dit la « vertu ») du sacrement est obtenu par cette méditation.

« C’est là manger spirituellement le Corps du Seigneur et boire son Sang, en souvenir de celui qui, par ces paroles : « Faites ceci en mémoire de moi » (Lc 22, 19 et 1 Co 11, 24), en a laissé le précepte à tous ceux qui croient en lui... Quel sacrilège ce serait pour l’homme que l’oubli d’un témoignage si manifeste de bonté divine, alors qu’il est criminel de perdre le souvenir d’un ami qui s’en est allé, en nous laissant quelque signe pour rappeler sa mémoire... Or le mystère de cette sainte et vénérable commémoraison, c’est à sa manière, en son lieu et en son temps que la célébration en est permise à un petit nombre d’hommes choisis pour ce ministère. Mais la vertu du mystère, en tout temps, en tout lieu soumis à l’empire divin, la susciter, la toucher, se l’approprier en vue du salut, de la manière dont ce mystère a été transmis, c’est-à-dire dans les sentiments d’un amour reconnaissant, voilà qui est à la portée de tous ceux que vise cette parole : « Pour vous, vous êtes la race élue, le sacerdoce royal, la nation sainte, le peuple que Dieu s’est acquis pour annoncer les perfections de celui qui, des ténèbres, vous a appelés à son admirable lumière »... Si tu veux vraiment, à toute heure du jour et de la nuit, tu trouveras cette vertu [du sacrement] à ta disposition. Chaque fois que le souvenir de Celui qui a souffert pour toi incline vers la Passion du Christ et ta tendresse et ta foi, tu manges son Corps et tu bois son Sang » (Lettre aux Fr. du Mt-Dieu, 115-119). Il est notable que Guillaume réfère la communion spirituelle à la méditation de la Passion du Christ plus qu’à l’intimité avec le Christ : la communion est bien en lien avec le sacrifice de la messe. J’apprécie bien la réflexion menée à ce sujet par des moniales d’Ile-de-France : une conclusion est qu’il ne faut pas trop facilement séparer la communion de la célébration de la messe ; le dimanche, si l’Eucharistie ne peut être célébrée au monastère, elles suggèrent que deux moniales participent à la messe célébrée dans la paroisse la plus proche et ramènent en communauté les hosties nécessaires pour la communion de toutes au cours d’une célébration : cela à la fois de pouvoir communier et de souligner le lien avec la messe dominicale, un peu comme on le fait pour des malades. N’y a-t-il pas là comme une réminiscence du fermentum de l’Antiquité (63) ? 3. La liturgie formatrice de la foi chrétienne Le Concile l’affirme : « Bien que la liturgie soit principalement le culte de la divine majesté, elle comporte aussi une grande valeur pédagogique peur le peuple fidèle. Car, dans la liturgie, Dieu parle à son peuple ; le Christ annonce encore l’évangile. Et le peuple répond à Dieu par les chants et la prière. Bien plus, les prières adressées à Dieu par le prêtre qui préside l’assemblée en la personne du Christ sont prononcées au nom de tout le peuple saint et de tous les assistants. Enfin, le Christ ou l’Église ont choisi les signes visibles employés par la liturgie pour signifier les réalités divines invisibles. Aussi, non seulement lorsqu’on lit ‘ce qui a été écrit pour notre instruction’ (Rom. 15, 4), mais encore lorsque l’Église prie, chante ou agit, la foi des participants est nourrie, les âmes sont élevées vers Dieu pour lui rendre un hommage spirituel et recevoir sa grâce avec plus d’abondance » (n° 33). Développons quelques points de cette nature « didactique et pastorale », et donc formatrice de la liturgie. 3.1. Liturgie et catéchèse Souvent les postulants qui se présentent chez eux en ont besoin plus qu’autrefois, car leur éducation chrétienne laisse à désirer quelque peu. Il leur faut bien sûr une catéchèse adéquate. Mais la liturgie n’est pas sans lien avec la catéchèse, elle a aussi sa valeur formatrice à cet égard. La question de la catéchèse est complexe dans l’Église d’aujourd’hui. Pour notre propos, je me contenterai d’apporter un témoignage : le fait que des évêques, ceux de France, ont voulu que la catéchèse parte du cœur de la célébration liturgique. Lors de leur assemblée plénière de 2002, abordant une nouvelle fois le dossier, le président de la commission de la catéchèse, Mgr Dubost, présente un texte de travail, qui est comme un discours sur la méthode et d’emblée il annonce que son originalité est de parler de la catéchèse à travers le filtre de la Vigile pascale. Il rappelle que le Catéchisme pour adultes des évêques de France prend l’Alliance comme fil directeur. Or, dit-il, « la Vigile pascale est dans notre histoire la meilleure expression de l’Alliance entre Dieu et l’homme, elle est une présentation organique et complète de la foi, elle est comme la mère de la liturgie, elle fonde une relecture de toute la Bible, elle est par essence communautaire, elle permet à chacun d’exprimer son engagement personnel, elle est une école de symbolisme, elle arme, par les exorcismes - j’y suis sensible dans mon diocèse -, pour le combat spirituel, elle fait le lien entre la liturgie juive et la liturgie chrétienne, mais surtout elle inscrit chacun de nous dans le cosmos et dans l’histoire du monde, le place dans la nouvelle création et lui donne mission d’être saint, en attendant l’aurore, au cœur de nos nuits. La Vigile pascale n’est pas une somme de propositions ou de gestes, même si elle nécessite de l’intelligence pour la comprendre, elle nécessite surtout d’accueillir l’Esprit Saint pour en vivre. Elle est proprement initiatique. Évidemment, nous savons que la veillée pascale est mystagogique et qu’elle est plus l’aboutissement d’une démarche que le résumé de cette démarche mais elle est exposition de la foi au cœur de notre monde » (64) L’assemblée a fait sienne cette proposition et elle explicite les raisons de son choix : « La catéchèse doit se préoccuper de ce que des hommes et des femmes puissent se tenir dans la vie en croyants, en leur donnant d’ouvrir le livre de la Parole de Dieu et d’aller à l’Eucharistie comme à une source. C’est dire le lien vivant et vivifiant qu’il doit y avoir entre la catéchèse et la liturgie d’une part, entre la catéchèse et l’ensemble de la communauté croyante d’autre part [...] Dans nos « vieilles » chrétientés, nous ne pourrons sans doute répondre aux défis posés à la catéchèse que si nous nous replongeons dans la nouveauté qu’apporte la foi chrétienne [...] Allons au cœur de la foi. Allons là où bat le cœur de nos communautés » (ibid. p. 93-95).

Je trouve symptomatique qu’un épiscopat, voulant revivifier la catéchèse, décide de partir de la Vigile pascale, c’est-à-dire du cœur de la liturgie. Cela souligne bien le rôle formateur de la foi que joue la liturgie. Déjà il y a une cinquantaine d’années, à un congrès organisé à Strasbourg sur Bible et liturgie, - dans un contexte évident différent de celui d’aujourd’hui - un ancien directeur de l’Institut Supérieur Catéchétique de Paris avait bien souligné l’apport de la liturgie à la catéchèse. Celle-ci, disait-il, doit « s’accomplir » dans la célébration liturgique qui en est son expression privilégiée : « La liturgie eucharistique apparaît vraiment comme l’ossature, le ressort, l’âme de toute catéchèse. Guide précieux pour l’éducateur, elle lui permet de faire la catéchèse dans un climat catéchuménal » (c’est-à-dire en faisant de la catéchèse une initiation de vie, faisant advenir les catéchisés à ce qu’ils sont par le baptême) (65). Elle transforme l’accueil de la Révélation en initiation. 3.2. Liturgie et Parole de Dieu La Parole de Dieu se lit en Église : la liturgie est un des lieux où se fait en Église l’écoute de la Parole. La façon dont elle répartit cette lecture tout au long de l’année liturgique (notamment aux vigiles) en est une sorte de commentaire ; de même lorsqu’elle met en rapport, dans la liturgie de la parole de la messe, tel passage de l’Ancien Testament avec une péricope évangélique. Les choix qui sont faits dans la liturgie peuvent nous éclairer. Il faudrait y ajouter l’homélie en certaines circonstances, qui « fait partie de l’action liturgique » (S.C. n. 35 et 52). La proclamation se transforme en acte de culte, puisque la liturgie fait répondre l’assemblée à la Parole entendue. Mais cet acte de culte est aussi actualisation de la Parole, surtout dans le sacrement où le mystère du Christ annoncé est rendu présent, pour qu’il agisse en ceux qui le célèbrent. La Parole devient sacramentelle et opérante dans l’aujourd’hui de l’Église. Il n’est pas jusqu’au fait que la Parole, dans la liturgie, est proclamée à haute voix qui n’apporte une note particulière à cette pédagogie liturgique. On sait quelle importance les psychologues modernes attribuent à ces expressions courantes telles que « cela me dit quelque chose... cela me parle... j’entends bien « . L’intérêt personnel s’exprime volontiers par des expériences du domaine auditif. Pourquoi les foules vont-elles encore écouter des discours ou des conférences, qu’elles trouveront le lendemain dans la presse, sinon parce que la parole reste un mode de communication privilégié ? « Telle est l’expérience fondamentale, celle qui plus que toute autre caractérise dans l’Ancien Testament la relation de Dieu avec l’homme dans le mystère de sa participation : Dieu parle et l’homme écoute » (66). La Parole de Dieu doit continuer à être transmise par des voix humaines. Il y a dans ce contact direct avec une parole un effet psychologique que ne procure pas au même degré la lecture privée. Sans parler de l’attitude spirituelle que suppose et que favorise l’attention à la parole : la docilité, l’engagement ; il semble que l’on soit plus proche de cet idéal dont parlait Péguy quand il rêvait d’entendre la parole de l’Évangile : « Non plus seulement dans son texte, Mais dans son invention même, Cette première fois que réellement dans le temps elle fut prononcée, Cette première fois que Mon Fils la prononça, Non plus seulement dans son texte comme elle est devenue un texte » ( ). Dieu parle encore dans ses lecteurs comme il parlait dans les prophètes et les apôtres, comme il parlait en Jésus lui-même. 3.3. La Liturgie structure la foi Le lien de la catéchèse avec la liturgie se comprend si l’on songe que la foi chrétienne n’est pas seulement l’adhésion intellectuelle à des vérités : être chrétien ce n’est pas adhérer à un club philosophique, c’est faire une expérience de rencontre personnelle avec Dieu, en Jésus-Christ et en Église, une expérience qui s’enracine dans le baptême et se nourrit dans les sacrements, au cœur de l’action liturgique.

La foi chrétienne s’acquiert par initiation, elle se structure et se nourrit par une pratique qui est, certes, une pratique morale, mais qui s’enracine dans une célébration cultuelle. « L’acte catéchétique et l’action liturgique, est-il rappelé dans le rapport préliminaire à la décision des évêques de France de 2002, sont nécessaires l’un à l’autre pour contribuer à la structuration de l’être croyant au sein d’une communauté confessante ». Déjà, en 1996, concluant un colloque animé par l’Institut Supérieur de Liturgie de Paris, Mgr Dagens, évêque d’Angoulême, relevait combien la liturgie révélait le mystère de la foi. Ce mystère prend une forme concrète quand il est effectivement accueilli, vécu, célébré par des hommes et des femmes rassemblés en Église. Il rappelait que pour les fondateurs du mouvement liturgique moderne, un dom Lambert Beauduin, tout particulièrement, il s’agissait « de contribuer à une formation renouvelée du peuple chrétien en montrant, de façon argumentée, que la liturgie sert en profondeur l’existence chrétienne. Elle la façonne, elle la déploie, elle lui permet de s’approfondir, de s’exprimer » (68) « La liturgie, concluait-il, est pour beaucoup de personnes le premier accès, parfois le seul, au mystère de la foi. Il faut donc accepter que la liturgie joue pleinement son rôle révélateur et formateur, en structurant des sujets croyants, des personnes qui, en participant aux célébrations de l’Église, sont appelées à percevoir les signes de Dieu, à pressentir ses appels et à y répondre. » (69) « La célébration liturgique et principalement les sacrements, sont un canal par lequel la Révélation du salut de Dieu en Jésus-Christ nous parvient ; la liturgie atteste les mystères, elle les annonce en les célébrant, ne cessant de proclamer les thèmes les plus fonciers de l’Écriture, en nous faisant donner, à mesure, la réponse d’accueil et de louange que demande la Parole ainsi proposée » (70) Pourtant la situation actuelle montre que pour beaucoup de catholiques en France - pour ne parler que d’elle, que je connais mieux - il y a une dissociation entre foi et pratique liturgique. En France (71), ceux qui se disent catholiques sont encore 64,3 % de la population (au dessus de 18 ans), mais les pratiquants (qui vont à la messe au moins une fois chaque mois) ne sont que 7,7%. Sur 100 catholiques, 7,5 % vont à la messe une fois par semaine (on peut supposer que c’est le dimanche), 5,3% y vont au moins une fois par mois, ce qui fait 12,8% de pratiquants dits réguliers (qui se répartissent en 14,4% de femmes et 10,4% d’hommes). 24,6% y vont quelques fois dans l’année, 46,2% seulement pour les cérémonies et les grandes fêtes et 16,4 jamais ! Ils sont loin d’avoir la réaction de ces martyrs d’Abithina, en Afrique proconsulaire, qui répondaient à leurs accusateurs : « Nous ne pouvons pas vivre sans la Cène du Seigneur ». Et l’une des martyres ajoutait : « Oui, je suis allée à l’assemblée - ce qui était défendu - et j’ai célébré la Cène du Seigneur avec mes frères, parce que je suis chrétienne »(72). On comprend que cela pose un certain nombre d’interrogations aux responsables qui relèvent : « Ce qui manque trop souvent dans la pratique catéchétique relève du temps de l’après-sacrement : une catéchèse mystagogique, un accompagnement sérieux des personnes et des groupes. Car ce qui est en jeu, par-delà la célébration de la première eucharistie, c’est l’apprentissage d’une vie eucharistique marquant le quotidien de chacun. Dans ce domaine de l’initiation, il y a encore beaucoup à faire. [...] La célébration des sacrements devrait être l’occasion d’une authentique rencontre avec Dieu et donc, aussi, la source d’une vie nouvelle. La catéchèse n’est pas seulement préparation aux rites et recherche de leur signification, et la célébration n’est pas le lieu de l’explication catéchétique : l’une et l’autre doivent permettre la conversion à une vie selon l’Esprit et la nourrir, chacune selon son registre propre » (73). Je n’insiste pas sur ce point, car dans nos communautés monastiques, cette séparation entre l’adhésion de foi et la pratique liturgique n’existe pas, et c’est une chance pour nous, précisément : c’est en effet la participation à l’assemblée célébrante qui me structure comme croyant.

La lettre apostolique sur le dimanche Dies Domini note à propos de l’assemblée dominicale (nn. 83-84) combien « le dimanche est une école authentique, un itinéraire permanent de pédagogie ecclésiale. Pédagogie irremplaçable, surtout dans les conditions actuelles de la société, toujours plus fortement marquée par la désagrégation et par le pluralisme culturel qui mettent continuellement à l’épreuve la fidélité des chrétiens aux exigences spécifiques de leur foi ». Le texte continue en soulignant, de façon remarquable, divers aspects de cette école :
- La liturgie permet de se retrouver avec tous nos frères dans la foi, de former communauté, dans un monde qui se désagrège. Cela soutient ma foi : je ne suis pas seul. La célébration permet un échange des dons de la fraternité : dans la prière, la communion et la joie.
- Le dimanche ainsi célébré se reflète sur la société, la célébration transforme notre existence en faisant de chacun de ses moments fugitifs des semences d’éternité. Elle irradie des énergies de vie et des motifs d’espérance, qui ouvrent un avenir (74). De leur côté les évêques de France disent : « Il est toujours vital de renouveler partout le sens de la célébration dominicale comme ce moment où le peuple des baptisés fait visiblement corps, en répondant à la proposition que le Christ adresse à ses disciples afin qu’ils soient associés au don de sa propre vie pour la vie du monde » (75). Comme le disait un article de la revue canadienne Liturgie, foi et culture, il est fondamental et urgent pour l’avenir des célébrations de redécouvrir le sens de la communauté : « Ceci n’est pas gagné, car il faudra être vraiment déterminés à abattre le mur d’individualisme généralisé, à passer du je au nous et sortir de notre mentalité de consommateurs-spectateurs. C’est à nous de décider si la communauté devient un obstacle ou un ‘sacrement’, c’est-à-dire un signe efficace de rencontre avec Dieu » (76) Là encore les moines ont cette chance de former des communautés qui peuvent ainsi être des lieux où leur foi se structure et se fortifie. Il convient également que la célébration soit « tonifiante ». C’est relativement aisé pour la liturgie de la Parole, mais plus difficile pour la prière présidentielle de l’action de grâce eucharistique, qui semble plutôt être un monologue ennuyeux, alors qu’elle est une anamnèse du mystère pascal en train de s’actualiser dans l’assemblée. Peut-être faut-il prêter attention à ce qu’on fait, certes (mens concordet...), mais plus encore à ce qu’on advient en faisant cela, sur le plan de son identité. C’est dans la logique de l’initiation. Par exemple, en entrant dans un magasin, je deviens un client, et je me comporte en tant que tel... Un homme, en allant à son travail, devient employé de bureau ou cadre d’une entreprise ou maçon, etc. En rentrant chez lui il devient père... Fondamentalement, bien sûr, il l’était, même à l’atelier, mais il ne tenait pas son rôle de père. En participant à l’Eucharistie, alors que l’on fait mémoire du Christ se donnant comme Pain vivant, chacun des participants advient « à une identité de sujet croyant qui découvre et se rappelle, par cette médiation, sa nature et sa dignité de fils ou de fille du Dieu trinitaire dans les situations quotidiennes. Une nature et une dignité garantes de la foi qui garde en vie, de l’espérance qui ouvre sur la résurrection et de la charité qui motive à combattre pour la justice et la paix » (77) 3.4. Mystagogie

La liturgie ne nous fait pas connaître le mystère chrétien, le mystère pascal, simplement de façon intellectuelle et doctrinale, comme peut le faire une étude théologique, mais en nous le faisant vivre - j’allais dire en nous le faisant jouer - avec tout nous-mêmes, en le faisant irradier jusque dans nos profondeurs. Concrètement dans nos monastères cela ne se réalisera pas complètement, il faut le reconnaître, parce que nous avons été, pour la plupart, baptisés enfant et que nous ne célébrons pas de baptême d’adulte au cours de la vigile pascale... Mais d’en prendre conscience peut nous aider dans le vécu de notre participation liturgique, notamment, lors de la Veillée pascale. Après tout, si la célébration elle-même me fait faire une expérience spirituelle, j’ai parfois besoin d’en avoir un commentaire qui m’explicite ce qui s’y passe et ce qui se passe en moi. C’est ce qui a provoqué les catéchèses mystagogiques des Pères de l’Église , notamment les célèbres catéchèses des IVe et Ve siècles, de Cyrille et de Jean de Jérusalem, de saint Ambroise, de saint Théodore de Mopsueste, les homélies baptismales de saint Jean Chrysostome, de quelques sermons de saint Augustin, etc. En général elles surviennent après les sacrements d’initiation des adultes, pour indiquer quelle transformation a dû s’opérer chez eux. Elles se continueront par les commentaires et les explications de la liturgie. Mystagogie vient du mot mystère, terme qui, au temps des Pères, constitue la trame des textes liturgique anciens. On parle sans cesse des « mystères » célébrés, de la présence du Christ in mysterio (l’Eucharistie est le Corps in mysterio, le Corps mystique du Christ - le P. de Lubac a bien montré que c’est plus tard que l’expression désignera l’Église). Pâque sera le mystère premier, le mystère pascal ! Voyons donc ce que dit Cyrille de Jérusalem (ou Jean - car les patrologues s’interrogent sur la paternité de ces catéchèses) aux nouveaux baptisés. Ils ont d’abord renoncé à Satan, puis se sont dévêtus et ont été oints, puis plongés dans la piscine comme le Christ de la croix au tombeau qui est devant vous (le rite se célébrait dans la rotonde de l’anastasis). Après la confession de la foi en la Trinité, « vous avez été immergés trois fois dans l’eau et puis vous avez émergé, signifiant là aussi symboliquement la sépulture de trois jours du Christ. De même, en effet, que notre Sauveur passa trois jours et trois nuits au cœur de la terre, de même vous aussi, en la première émersion vous avez imité le premier jour du Christ dans la terre et en l’immersion la nuit : car comme celui qui est dans la nuit ne voit plus et qu’au contraire celui qui est dans le jour vit dans la lumière, ainsi dans l’immersion comme dans la nuit vous ne voyiez rien, mais dans l’émersion vous vous retrouviez comme dans le jour. Et dans un même moment vous mouriez et vous naissiez : cette eau salutaire fut et votre tombe et votre mère [...] Ô chose étrange et paradoxale ! Nous ne sommes pas vraiment morts, nous n’avons pas été vraiment ensevelis, nous n’avons pas été vraiment crucifiés et ressuscités ; mais si l’imitation (μίμησις) n’est qu’une image (εικόν) le salut, lui, est une réalité (αληθεία). Le Christ a été réellement crucifié, réellement enseveli et véritablement il est ressuscité, et toute cette grâce nous est donnée afin que, participant à ses souffrances en les imitant, nous gagnions en réalité le salut. Ô philanthropie sans mesure ! Le Christ a reçu les clous sur ses mains pures et il a souffert, et à moi, sans souffrance et sans peine, il accorde par cette participation la grâce du salut » (Cat. Myst. 2,4-5). Cette catéchèse interprète donc l’immersion et l’émersion comme des symboles de l’ensevelissement - qui est le paroxysme de la mort - et de la résurrection. S. Paul fait déjà le rapprochement entre le baptême et le mystère pascal du Christ. La tradition mettra aussi en relation le baptême du Christ au Jourdain, avec la traversée de la mer rouge, la défaite du dragon-pharaon dans les eaux et la remontée sur la rive, et avec le mystère pascal. En descendant dans l’eau, dit Cyrille dans une autre catéchèse, tu écrases le dragon qui s’y trouve : c’est le sens de la renonciation que le baptisé fait. Ce symbole immersion-émersion est opérationnel, car il est un sacrement : il réalise ce qu’il signifie ; nous mimons, pour ainsi dire, la mort et la résurrection du Christ, mais ce mime nous y fait participer réellement. Ce qu’il faut noter, c’est que ce symbolisme n’est pas arbitraire ou conventionnel. L’ambivalence des eaux d’où sort la vie, mais qui sont aussi mortifères et le réceptacle des puissances maléfiques est assez universel (votre tombe et votre mère, dit Cyrille). A tel point que ce symbolisme s’est comme intériorisé dans l’homme au cours des siècles sous forme d’archétypes, c’est-à-dire des « types de réaction primaires qui organisent l’expérience fondamentale de l’homme et se transmettent héréditairement », comme l’a mis en relief Jung. Tout comme l’aspiration à la vie plus forte que la mort, qui se traduit par des mythes de retour des enfers, du retour du printemps, du jour après la nuit, ou du cycle de la lune. Certains Pères apologètes tels Théophile d’Antioche ou Tertullien le soulignent pour montrer comment la résurrection s’inscrit dans une aspiration universelle. Ce symbolisme est comme assumé dans le sacrement, mais il n’en reste pas au plan mythique, car il est transfiguré par un événement réel, historique, qui est la victoire du Christ sur la mort et le démon.

Au plan psychologique des archétypes, au sens où Jung les a développés, l’immersion signifie une descente dans l’enfer de notre inconscient : c’est la confrontation avec la part d’ombre de soi, la part nocturne, aux contenus peut-être refoulés, mais pour en ressurgir comme dans une nouvelle naissance. Mais cela même est atteint par le sacrement... « La foi est l’acceptation de la régulation du Christ et de l’Église sur les puissances psychiques désignées par ce nom [d’archétypes] » Et c’est ici que l’on voit quelles profondeurs de l’être le sacrement peut toucher, mais aussi la transposition évangélique qu’il impose. La phrase que je viens de citer est tirée d’un article suggestif du P. Louis Beirnaert, jésuite et psychanalyste, paru en 1949 dans Eranos-Jahrbuch, repris dans son recueil Expérience chrétienne et psychologie, (Epi 1964), p. 353-389. Je ne peux le citer trop longuement, j’en donne seulement la conclusion. D’une part, le sacrement n’est pas la simple expérience d’un archétype immanent, c’est l’entrée en participation du Mystère pascal ; celui qui s’immerge dans sa ‘psyché’ profonde est un croyant pour qui l’intervention victorieuse du Christ a vaincu la puissance du mal qui le tenait captif. Mais, d’autre part, ce sens nouveau que prend ce processus ne fait pas oublier le sens primitif, humain. Et c’est là où l’on voit que le sacrement, la mystagogie, ne touche pas seulement la superficie de notre esprit, mais évangélise sa profondeur, en l’accomplissant (ou en l’exauçant), mais un exaucement qui le renouvelle : « Dieu est intervenu jusque dans l’inconscient collectif pour le sauver et pour l’accomplir. Le Christ est descendu aux enfers. Comment donc ce salut atteindra-t-il notre inconscient s’il ne lui parle pas son langage, s’il ne reprend pas ses catégories ? Dans la mesure où un sacramentalisme, et en général une représentation religieuse, néglige d’user des figures archétypiques, et réduit son rituel à un déroulement schématique, elle perd son efficacité sur l’homme païen qui dort en chacun ; elle manque l’évangélisation des profondeurs. C’est alors que les archétypes qui dorment au fond de la psyché se créent des idoles et font resurgir le paganisme [...] C’est en partie parce que le christianisme contemporain n’a pas su reconnaître la valeur immanente, aussi bien que transcendante des grands symboles qui foisonnent dans sa tradition et dans ses rituels, que la psyché contemporaine est en proie à tant de démons, et se trouve tentée de chercher ailleurs des typologies nourrissantes. » (p. 387-389). 3.5. Lex orandi lex credendi 3.5.1. L’adage L’original de cette formule, un peu moins ramassé (ut legem credendi lex statuat supplicandi), se trouve dans un texte de Prosper d’Aquitaine, au milieu du Ve siècle, l’indiculus de gratia (DzH 246) ou Auctoritates de gratia : il montre, contre les semi-pélagiens, la nécessité de la grâce pour se convertir et argumente à partir de la prière liturgique : puisque nous prions pour la conversion des païens, c’est donc que leur conversion dépend de la grâce, sinon il ne serait pas nécessaire de la demander à Dieu. En fait c’est S. Paul, (1 Tm 2,1-2) qui nous commande de prier pour tous les hommes, les rois et les autorités civiles. La lex supplicandi, c’est l’ordre de saint Paul. L’Église y obéit et Prosper cite les intentions de prière de la liturgie. S. Augustin l’avait déjà dit : « C’est la prière qui est la preuve la plus évidente de la grâce » (ép. 177,4 ; cf. 217,2 PL 33,766 et 978-979). Cela s’appliquera dans la Tradition à propos d’autres articles de foi. S. Basile, par exemple, dit que la foi que nous devons professer dans la Trinité, c’est celle que nous exprimons dans le Baptême : « Comme nous avons été baptisés, ainsi nous devons croire » (Tr. du St-Esprit, 67). La profession de foi baptismale était le repère pour une formulation correcte de la foi. Dès le IIe siècle, un auteur, que cite Eusèbe dans son H. É. 5,28, réfutait l’hérésie d’Artémon niant la divinité du Christ, en citant les cantiques de la liturgie. Comme disait dom Lambert Beauduin : « Dites-nous comment priaient Augustin à Hippone, Ambroise à Milan, Isidore à Séville, Grégoire à Nysse, Chrysostome à Constantinople et nous vous dirons le Credo de leurs Églises » (78)

Pie IX et Pie XII ont repris la formule de Prosper en définissant l’Immaculée Conception et l’assomption de Marie. Pie XI disait : « La liturgie est l’organe le plus important du magistère ordinaire de l’Église... Elle n’est pas la didascalie faite par telle ou telle personne, mais celle de l’Église » (79). Et Vatican II dit, en passant, que la Tradition s’exprime surtout par les rites liturgiques et par l’usage de l’Église (cf. L.G. 21). A vrai dire, le principe est déjà utilisé dans l’Écriture : en offrant un sacrifice pour les défunts Judas Maccabée manifeste qu’il croit en la résurrection : le rédacteur du livre des Martyrs d’Israël (2 M 12, 43-46) le reconnaît et l’approuve ... Dans la mesure où l’Église commande ou accepte qu’un acte soit posé, elle affirme la doctrine qui le justifie. S. Paul, parlant d’ailleurs d’un point de détail (que la femme doit être couverte dans l’assemblée), ferme la bouche d’un possible contradicteur en concluant « nous n’avons pas cette coutume, ni l’Église de Dieu » (1 Co 11,16) et S. Thomas commente : « A défaut d’autre raison, celle-ci devrait suffire et nul ne devrait agir contre la coutume commune de l’Église, car il est dit au ps. 67, lui qui fait habiter dans sa maison ceux qui sont d’un même esprit. C’est ce qui fait dire à saint Augustin, dans sa lettre à Casulanus que >pour toutes les choses à propos desquelles la sainte Écriture n’a rien défini de sûr, la coutume du peuple de Dieu et les institutions des anciens doivent être regardées comme tenant lieu de loi’ » (comm. sur 1 Co, ch. 11, leçon 3, in fine). La coutume de l’Église est donc un principe d’autorité qui véhicule la Tradition. Le fait, par exemple, que l’usage ancien n’était pas de rebaptiser les hérétiques qui revenaient à la vraie foi de l’Église incite le pape Étienne, en 250, à affirmer la validité de leur baptême contre Cyprien qui affirmait, logiquement, que les hérétiques, n’ayant pas l’Esprit du Christ, ne pouvaient célébrer authentiquement ses sacrements. L’explication rationnelle ne sera apportée que plus tard par saint Augustin : quand le prêtre baptise, c’est le Christ qui baptise. Étienne ne savait pas répondre théologiquement à l’argument de saint Cyprien, mais l’usage de son Église s’imposait... 3.5.2. Comment la liturgie transmet-elle ? Les exemples précédents - que l’on pourrait multiplier - montrent qu’il s’agit d’une tradition qui s’effectue non seulement par des affirmations textuelles, mais aussi par des gestes et des attitudes. La liturgie n’est pas d’abord un recueil de bonnes formules, mais une célébration : c’est en tant que telle qu’elle véhicule un patrimoine de foi. Cela donne à celui-ci un cachet particulier. Même les textes qu’elle proclame ne sont pas des thèses abstraites, mais sont des actes de prière : leur caractère poétique et invocatoire, leur environnement gestuel (l’inclination ou la génuflexion, par exemple, après le rappel du récit de la Cène) leur confèrent une portée beaucoup plus prégnante. Comme dit le P. Y. Congar, la liturgie n’est pas un simple arsenal dialectique, mais « expression de l’Église en acte de vivre, en louange de Dieu et en réalisation d’une communion sainte avec lui, l’Alliance accomplie dans le Christ Jésus, son Seigneur, sa Tête, son Époux... voix de l’Église aimante et priante, faisant mieux que d’exprimer sa foi : la chantant, la pratiquant dans une célébration vivante où elle se donne tout entière. Cette nature de la liturgie lui assure une qualité et un rang hors de pair comme instrument de la Tradition, tant en raison de son style ou de ses modalités propres, qu’en raison de son contenu » (80) Cela peut avoir une force particulière de transmission de la foi. Le témoignage de Thomas Merton est révélateur. Lors de sa première visite à Gethsemani, il est frappé par la liturgie. Il entre dans l’église alors que commence la célébration des messes privées des moines...

« Comment ai-je vécu l’heure qui suivit ? C’est encore un mystère pour moi... Le silence, la solennité, la dignité de ces messes et de l’église, l’atmosphère écrasante de prières ferventes au point d’être presque tangibles m’étouffaient d’amour et de respect, m’empêchant de respirer : je haletais... O mon Dieu, avec quelle puissance choisissez-vous parfois d’apprendre à une âme d’homme vos immenses leçons ! Là, par des moyens normaux, me vinrent des grâces qui me submergèrent comme un raz de marée, des vérités qui me noyèrent sous la violence de leur choc : par le moyen simple et normal de la liturgie, mais maniée respectueusement, avec vénération, par des âmes rompues au sacrifice. [...] « Vois, vois ! » disaient ces lumières, ces ombres dans toutes les chapelles. « Vois qui est Dieu ! Comprends ce qu’est la messe ! Vois le Christ, là, sur la Croix ! Vois ses plaies, ses mains déchirées, vois le Roi de Gloire couronné d’épines !... Apprends de Lui à aimer Dieu et à aimer les hommes ! Apprends de cette croix, de cet amour, à Lui donner ta vie » (81) Les confidences continuent sur ce mode pendant quelques pages. Peu auparavant, se trouvant un dimanche dans une église de La Havane, à Cuba, il entend les enfants, après la consécration, lancer une acclamation forte, éclatante, subite, joyeuse, triomphante : « Creo en Dios... je crois en Dieu, Père Tout-Puissant, Créateur du ciel et de la terre... « Cela le bouleverse ; il note que se forma dans son esprit « la conscience, la compréhension, la vision nette de ce qui venait de se passer à la consécration : la perception de Dieu descendu sur l’autel aux paroles de la consécration d’une façon qui le rendait Mien. Cette compréhension, impossible à définir, me frappa comme un coup de tonnerre ; lumière si intense qu’elle n’avait aucun rapport avec la lumière visible... Et cependant, je fus surtout frappé par ce que cette lumière avait, en un sens « d’ordinaire » ; elle n’avait rien d’étrange ou de fantastique, et, chose étonnante, était à la portée de tous : c’était la lumière de la foi, approfondie et réduite à une clarté extrême et subite ; comme si j’avais été soudain éclairé par la manifestation de la présence de Dieu qui m’aveuglait ; elle m’aveuglait parce qu’il ne pouvait rien y avoir en elle qui fût tributaire de l’imagination ou des sens » (ibid. pp. 252-253).

3.5.3. La liturgie, « monument » de la Tradition Si la liturgie est un organe privilégié de la Tradition, c’est parce que celle-ci transmet en le vivant ce que l’Église croit, et pas d’abord en l’exprimant dans des formules et des textes, qui - mis à part l’Écriture Sainte inspirée - n’exprimant jamais complètement toute la richesse du « Donné » révélé et ont besoin de s’affiner sans cesse. La liturgie est célébration en acte de ce que l’Église croit et vit. « Dans le sacrement, on reçoit, on tient et on transmet plus qu’on ne saurait exprimer et comprendre » (Congar, ibid. 118). Le P. Congar confesse que les réponses de la liturgie aux requêtes de précision de type conceptuel sont relativement décevantes : « Ayant tant de fois été comblé en intelligence des mystères par la célébration attentive de la liturgie, à laquelle nous professons devoir la moitié au moins de ce que nous avons compris de théologie, nous avons plusieurs fois entrepris, soit directement, soit à travers telle ou telle publication, une étude de la doctrine contenue dans les textes,. Nous avons constaté que leur contenu merveilleusement riche, inépuisablement nourricier, ne fournit pas ce qu’on pourrait espérer en données théologiques précises » (ibid. p. 120). Même si cette étude est décevante, elle peut être utile. A ce niveau, les gestes et les textes liturgiques peuvent fournir aux théologiens des arguments en faveur de telle ou telle position : c’est souvent, par exemple, que saint Thomas cherche dans des textes liturgiques une indication en faveur de certains points de doctrine, surtout lorsqu’il traite des sacrements. Vous connaissez son style. Il pose une question : certaines raisons semblent donner une réponse dans un sens (videtur quod), mais d’autres affirment le contraire (sed contra) - et souvent il cite alors des « autorités ». Il répond ensuite, puis donne une solution aux difficultés. Une centaine de fois, dans le sed contra, il cite la liturgie. Pour guider cette étude et bien interpréter le donné liturgique, il existe une herméneutique que les manuels développent. Je n’ai pas le temps de détailler les critères d’interprétation. Rappelons seulement à propos des usages, qu’il doit être durable et non une fantaisie passagère, être aussi un usage assez largement répandu et qu’il soit au moins toléré par le magistère : l’Église ne peut pas tolérer longtemps et sciemment une pratique fausse et dommageable aux âmes... Cela ne veut pas dire que ces usages ou ces textes sont toujours les meilleurs possibles : les différentes réformes sont là pour démontrer qu’on peut toujours faire mieux... et que, parfois, c’est bien nécessaire de réformer... Mais si la liturgie peut être un lieu théologique, ses formules comme ses rites ont aussi à se laisser interpréter dans l’ensemble du donné de la foi. Un rite particulier peut parfois se comprendre de diverses manières et c’est l’ensemble de la foi de l’Église qui lui donne sa vraie portée. La Tradition s’exprime de façon privilégiée par l’Écriture et la Liturgie, mais il existe d’autres canaux : les Pères de l’Église, le droit, les théologiens ; et quand il s’agit de discerner et de définir cette foi de l’Église, c’est le charisme propre du corps apostolique et épiscopal (Magistère), au point que parfois l’adage est retourné : « lex credendi legem statuat supplicandi » (cf. Mediator Dei AAS. 1947, 541), ce qui, par ailleurs, est regrettable au plan de la formule.

Un exemple en est fourni par l’Église d’Angleterre, dite anglicane. La liturgie en est le ciment. Le seul livre qui soit normatif et possède quelque autorité est le Prayer Book, dont le titre complet est le livre de la prière commune. Les évolutions de l’Église d’Angleterre sont ponctuées par les diverses retouches et éditions du Prayer Book. C’est un exemple-type de l’importance de la liturgie comme expression de la foi. Un adage des anglicans énonce : « Nous lisons notre théologie dans notre liturgie et nous ne pouvons pas la lire en dehors de la liturgie ». Mais précisément, l’on sait bien que la foi, dans la communion anglicane, s’exprime selon un éventail très large qui va de la Haute Église, proche du catholicisme, à la confession libérale, proche du calvinisme ou parfois du luthéranisme. L’auteur du premier Prayer Book, Cranmer, avait des conceptions très protestantes sur l’Eucharistie, alors que le livre restait encore très proche des rites catholiques : il avait seulement ajouté un rite de communion sous les deux espèces à la messe encore en latin. Depuis 25 ans, une réforme liturgique est en cours, non sans influence de la réforme catholique après Vatican II : elle aboutit à huit livres, spécialisés selon les rites, dont les derniers sont prêts, sur le point d’être édités. Il est intéressant de constater qu’il a fallu prévoir des variantes pour répondre aux diverses compréhensions de la foi. Il y a huit prières eucharistiques ; l’une, par exemple, contient au choix « nous t’offrons ces dons » ou « nous te présentons ces dons » pour ceux qui ne veulent pas entendre parler de sacrifice offert... Quelle foi exprime donc la liturgie ? Ce qui manque à la Communion anglicane, c’est un magistère (les décisions de la Conférence de Lambeth ne sont que des recommandations).

Conclusion En guise de conclusion, je voudrais présenter la figure d’une personnalité qui, à mon avis, a bien perçu la valeur formatrice de la liturgie et a réussi sa propre synthèse à partir de ce constat. Son œuvre théologique est révélatrice de cette centralité de la liturgie. Je veux parler de Louis Bouyer. Il est né en 1913, dans la confession luthérienne et fut ordonné pasteur en 1936. Trois ans plus tard il est reçu dans l’Église catholique et devient prêtre de l’Oratoire en 1944. Son livre Du protestantisme à l’Église publié en 1955 explique et justifie théologiquement son parcours. Professeur à l’Institut catholique de Paris jusqu’au Concile, auquel il contribua comme théologien, il poursuit son enseignement aux États-Unis jusque dans les années 1990, écrivant nombre de livres dans tous les domaines (47 titres, dans sa bibliographie), mais persuadé que le travail théologique « doit s’opérer comme à l’intérieur d’un effort de prière et de sanctification personnelles ; effort qui ne vaudra lui-même que dans la mesure où le ‘docteur’ aspirant se laissera enseigner par l’Église priante et vivante, et d’abord au cœur eucharistique de sa prière et de sa vie tout entière ». Ce n’est « qu’en s’insérant et se ré-insérant sans cesse dans cette expérience eucharistique de l’Église « reconnaissant » le Mystère de Dieu révélé en Jésus Christ, en s’y livrant par l’Esprit saint, dans la prière et toute la vie de foi, que le théologien peut ‘théologiser’ si l’on peut dire » (82).C’est bien là une des caractéristiques majeures de son œuvre, dans laquelle exégèse, théologie, liturgie et spiritualité sont inséparables. La liturgie n’est pour lui que « la Parole de Dieu gardée dans sa continuité jaillissante et suscitant la réponse de l’homme » (83), qui est bien le fondement de toute pensée chrétienne. Elle est aussi appelée à être anticipation de l’éternité bienheureuse et il ne s’agit de rien de moins que cultiver le désir du paradis - thème bien monastique - où la glorification de Dieu harmonise enfin en « doxologie » à la fois la connaissance intellectuelle, la vision mystique personnelle et la célébration communautaire et eschatologique du Mystère par excellence (84). C’est dire combien il a réussit à mettre en œuvre ce que le concile demandait (S.C. 16) : « [Dans les séminaires] les maîtres des autres disciplines, surtout de théologie dogmatique, d’Écriture sainte, de théologie spirituelle et pastorale se préoccuperont, selon les exigences intrinsèques de chaque objet propre, de faire ressortir le mystère du Christ et l’histoire du salut, si bien qu’on voie apparaître clairement le lien de ces disciplines avec la liturgie et l’unité de la formation sacerdotale. »

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