Abbaye de La Trappe Abbaye de La Trappe
Accueil du site > Spiritualité > Articles > La transparence de l’absolu

La transparence de l’absolu

samedi 8 décembre 2007, par Frère Thomas

Frère Luc, moine martyr de Tibhirine

« Pour aborder la mort, il faut non pas beaucoup de courage mais beaucoup d’humilité » . Cette phrase de frère Luc semble bien résumer ce que fut son itinéraire spirituel. Peut-être paraîtra-t-il curieux d’aborder frère Luc par la « face nord » de sa vie, celle qui conduit vers les sommets de l’éternité, de traiter de la vieillesse et de l’approche de la mort, mais ses écrits tracent un cheminement Pascal, laissant transparaître son attente du jour du Seigneur, cette transparence de l’absolu : « Dans la vie monastique où Dieu nous a appelés, en faisant percevoir à notre cœur et à notre intelligence son Absolu, l’Absolu se dérobe, mais nous en conservons la nostalgie. Les jours, les semaines, les mois, les années s’écoulent dans la monotonie. Mais cette fidélité à cette marche monotone est l’acte de Foi que Dieu réclame, acte de Foi qui contient l’Espérance et qui sans nul doute s’identifie à l’Amour » .

Quelques rappels semblent utiles pour bien situer frère Luc dans sa vocation monastique. Né en 1914, il est entré à l’abbaye d’Aiguebelle après ses études de médecine et son service militaire au Maroc. Sa décision, qui fut une surprise pour ses proches, était pourtant loin d’être un coup de tête. Saisi par l’amour de Dieu, par l’absolu, conforté dans sa décision par Marthe Robin qu’il visita, frère Luc choisit Dieu de toute la puissance de son existence, il préféra Dieu à tout ce qui est issu de lui, il fit passer l’Amour avant tout ce qui est aimable. Attiré par l’idéal monastique des Chartreux pour lesquels il garda une place de choix dans son cœur, il choisit alors la vie monastique cistercienne et le statut de frère convers (après avoir fait un essai comme moine de chœur) et se plaça, libre et démuni, à la source de la liberté de l’amour d’où tout jaillit gratuitement. Il ne nourrit d’autres ambitions que celle d’avoir « chaque jour la mort devant les yeux » (Règle de saint Benoît, 4, 47) et de « désirer la vie éternelle avec toute l’ardeur de l’Esprit » (RB 4, 46), et c’est la pensée quotidienne de sa propre mort qui a imprimé, de manière essentielle et pas seulement intellectuelle, la mort du Seigneur dans sa vie. A la suite de saint Antoine, le Père des moines, frère Luc aurait pu dire ou écrire : « Si nous vivons comme si nous devions mourir chaque jour, nous ne pècherions jamais. Notre vie est par nature incertaine. Chaque jour est mesuré par la Providence. Disposés ainsi, nous n’aurons le désir de rien, nous ne thésauriserons pas sur la terre, mais, nous attendant chaque jour à mourir, nous serions pauvres » . Quand il arrive à Tibhirine, le 28 août 1946, il ne vient pas pour y être médecin, mais pour y être moine, pauvre au milieu des pauvres. Affecté au service de la porcherie, puis de la buanderie, ce n’est que petit à petit qu’il exercera la médecine, au gré de ses visites aux habitants de la montagne avoisinante. En 1950, une salle du monastère fut transformée en dispensaire, dispensaire auquel frère Luc fut affecté alors à temps plein, il y passera plus de 45 ans, ne ménageant ni son temps, ni sa santé : « Le rôle que j’ai joué ici-bas a été très effacé, j’ai été le dernier des mendiants. Pendant 50 ans, j’ai vécu au milieu des pauvres et des écrasés de la vie » .

A mesure que frère Luc vieillissait, il en fait régulièrement état dans ses lettres, son dynamisme s’affaiblissait probablement un peu. La perspective de la mort s’avère de plus en plus constante, sans pour autant le faire basculer dans une spiritualité morbide ou mortifère, il sait même facilement teinter ses remarques d’un peu d’humour : « Tu m’annonces les décès de nombreux amis que j’ai connus. Notre bateau à nous n’est pas très neuf, même s’il tient encore le coup. Le naufrage n’est pas très loin, mais qu’importe le naufrage s’il se fait sous le regard de Dieu » . Cette mémoire de la mort lui permettait sans doute de se préparer à se tenir debout devant Dieu, en vérité, au dernier jour. Elle lui ouvrait l’accès à la vie, pas seulement à la vie future mais à la vie qui l’envahissait déjà, ici et maintenant, comme une vie divine. A vrai dire, frère Luc a toujours nourri comme un lien de parenté avec la mort, il semble y avoir découvert non pas une réalité étrangère à l’homme, mais un événement déjà inscrit dans sa vie de chrétien . Mais à mesure qu’il surmontait ses obstacles intérieurs et ses questions, il devenait, en quelque sorte, transparent au sens profond des choses comme l’écrit Gilbert Cesbron dans un ouvrage traitant de la vieillesse : « Bien vieillir est affaire de transparence. Il faut que, comme pour les vieux habits, l’usure inévitable de notre être le conduise à la transparence » . Tous ceux qui l’on côtoyé parle de rayonnement, de force intérieure : « J’avais l’impression, en le voyant faire le trajet du dispensaire à la communauté, par tous les temps, toujours plus lentement, de voir un moine méditant dans son cloître. On sentait qu’il portait sur ses épaules la souffrance du monde, mais qu’en lui, elle rejoignait le cœur de Dieu » ; « Il est resté au milieu des siens, sur le chemin qui, depuis si longtemps, le conduisait vers Dieu, avec ses frères moines et les autres. Et il est resté jusqu’au moment où il a été « enlevé »... J’emploie ce verbe qui a une signification pascale... Je crois qu’il était prêt. Depuis longtemps, il préparait ce jour. Il ne savait pas comment cela se passerait, mais, pour lui, c’était le Seigneur qui viendrait le prendre et nul autre... Il était « libre »... Même prisonnier du GIA... dans la main de son Dieu » . Aussi, plus qu’une biographie spirituelle qui serait riche de bien des enseignements sur la vie de frère Luc au cœur de la communauté de Tibhirine et dans son exercice de la médecine au dispensaire du monastère, avons-nous choisi de nous arrêter sur la vieillesse et ses valeurs (sagesse sous différentes formes, comportements qui résultent de la transparence de la vie, capacité de discernement et de jugement, témoignage du monde qui vient, chemin de détachement, attente paisible du face à face où l’Esprit dit « franchie la mort, tu verras Dieu »). Bien entendu, ceci ne peut se faire sans garder en mémoire ce que fut le quotidien de la communauté de Tibhirine pendant les années de « guerre civile » en Algérie, contexte de violence et de haine dont frère Luc dira : « devant ce spectacle de tout ce qui contredit l’Amour, en dépit des apparences contraires, le mal sans cesse renaissant, il faut tenir pour un « Dieu Amour ». Si on ne voit rien au-delà de ce qu’on voit, le visible n’est que l’image du néant, amputé de l’invisible ; on se heurte à l’absurde » . Loin de se résigner, il cherchera tout au long des événements qui marquèrent l’Algérie des années 90 à trouver un sens spirituel à cette situation : « Nous sommes dans l’épaisseur du monde, avec la violence et la haine. Mais il ne faut pas s’évader, il faut plutôt creuser cette place étroite, qui nous est donnée, et on trouvera Dieu et tout. L’amour creuse » .

Vieillir est un don

La vieillesse acceptée avec sérénité quand vient son heure, avec son poids de difficultés inhérentes à l’âge, peut devenir elle-même service du Royaume. C’est le temps d’une plus grande capacité à accueillir Dieu, le temps favorable pour la recevoir comme un don précieux de Dieu. « A la lumière de l’enseignement de la Bible et selon son langage, la vieillesse se présente comme un “ temps favorable ” à l’achèvement de l’aventure humaine et elle entre dans le dessein de Dieu sur l’homme comme le temps où tout concourt à ce que l’homme puisse mieux saisir le sens de la vie et parvienne à la “ sagesse du cœur ”. “ La vieillesse honorable — remarque le livre de la Sagesse — n’est pas celle que donnent de longs jours, elle ne se mesure pas au nombre des années ; c’est cheveux blancs pour les hommes que l’intelligence, c’est un âge avancé qu’une vie sans tache ” (4, 8-9). Elle constitue l’étape définitive de la maturité humaine et elle est l’expression de la bénédiction divine » La vieillesse n’est pas un mal, frère Luc ne semble pas l’avoir vécue comme telle même si sa santé ne le laissait guère en paix. Non, elle fut plutôt pour lui et pour ses frères une bénédiction. Aussi frère Luc s’est-il attaché à bien vieillir, et même à vieillir en beauté comme il peut l’exprimer à travers ses lettres, ses aphorismes ou les quelques écrits qu’il a laissés. Vieillir en beauté, c’est « bonnement le faire selon les huit Béatitudes. Convenez que les mots qui les résument s’accordent assez bien avec l’automne de notre âge : désintéressement, non-violence, compassion, tolérance, pureté de cœur, etc. Or voici que la vieillesse nous y prédispose naturellement » . Pour frère Luc, bien vieillir, c’est aussi accepter activement la vieillesse et rester jeune quand même, c’est faire en sorte que, au fur et à mesure que les forces physiques diminuent l’esprit s’enracine dans les réalités éternelles. C’est l’âge de la vie où, de plus en plus on « penche vers en haut ».

La vieillesse annonce l’automne de l’existence, le capital de l’espoir de vie s’amenuise et les ressources de l’élan vital déclinent, frère Luc l’a écrit à maintes reprises dans ses lettres. La vieillesse a partie liée avec la mort. Elle n’est pas encore la mort, mais elle s’en approche. Souvent avec son lot de souffrances, peines, désillusions, séparations... elle semble avoir un avant-goût de la mort. Mais la vieillesse peut aussi devenir un temps de grâce. Elle permet de relire son passé et d’y mettre de l’ordre : « J’ai donc 80 ans. Il faut regarder la vie avec bienveillance et douceur. Tous les jours nous allons vers l’anniversaire de notre mort. A la manière des vagues qui ne modifient pas la profondeur de la mer, ainsi les événements à la surface de notre vie ne modifient pas le sens de celle-ci, qui doit rester un chemin vers Dieu. A mon âge, on franchit un seuil plein de mystère où, comme le dit l’Ecclésiaste, les chansons se taisent et où l’on éprouve des frayeurs dans le chemin. Si je ne meurs pas de mort violente, mais de maladie, je désire qu’à mon dernier moment, on me lise la page d’évangile de l’enfant prodigue ; comme ce dernier, je me précipiterai dans les bras du Père, car sa Miséricorde et sa tendresse sont infinies » . La vieillesse permet également de préparer sereinement la rencontre avec le Père ; elle est une invitation à l’intimité spirituelle avec soi, avec l’autre, avec Dieu . La vieillesse est un présent et, par là même, elle est aussi un don de Dieu. Les présents successifs de la vieillesse, s’ils sont vécus en Dieu, sont lieux de vie dans la paix et la joie de Dieu. La joie du présent ? Faire, au jour le jour, ce qu’il y a à faire : « En attendant, j’accomplis ma tâche, recevoir les pauvres et les malades en attendant le jour et l’heure de fermer les yeux pour entrer dans la maison de Dieu dont la porte s’ouvre toujours pour qui y frappe, sans crainte d’être importun. Il ne s’agit pas de mourir, mais de ne point mourir en triomphant tous les jours de la mort, laissant respirer en nous la présence divine » ; « La mort est le problème ultime qui se présente à l’homme et le plus difficile. La mort, énigme indéchiffrable, reste notre destin à tous. Nous savons que nous mourrons mais nous ne savons pas l’heure ni le genre de mort qui nous attend. « Etre toujours et partout prêt à mourir » à tout ce que nous faisons, n’être pas poussé par la crainte de l’enfer mais par l’amour du Christ » . Frère Luc, qui, au mieux de sa conscience et de sa liberté, a fait ce qu’il avait à faire, ne semble jamais déconcerté : il fait la volonté de Dieu, et Dieu est ainsi avec lui. Le temps de sa vieillesse est, pour lui, celui de la remise progressive de soi entre les mains de Dieu. Il y a, dans la remise de soi à Dieu, une joie profonde, celle déjà de la Rencontre : « Nous sommes dans le temps de l’Avent, et nous attendons le Seigneur. Malheureux sont ceux qui n’attendent personne. A notre âge, l’Avent devient réel, car la rencontre avec Dieu ne peut tarder. Les temps sont durs et peu réjouissants. Mais il ne faut pas être le roseau agité par tous les vents. Pour transformer ce monde, il faut transformer les coeurs. Les idéologies sont impuissantes. Tous les jours, j’aspire à être chrétien »

Il y a des personnes qui, soutenues par la force de Dieu, sont assez courageuses pour poursuivre, au temps de leur grand âge, à la mesure de leurs moyens, ce qu’elles avaient commencé au temps de leur jeunesse, puis de leur maturité. C’est pour elles une façon de communier à l’œuvre même de Dieu : « Je ne crois pas qu’il soit bon de « regarder dans le rétroviseur », il est meilleur de regarder en avant vers le large. A notre âge nous ne sommes plus très loin de nous embarquer vers la Joie, la Paix et la Lumière : cette seconde naissance, qui nous étonnera davantage que la première, quand nous avons pris contact avec le monde.... La vie s’écoule très vite, l’important c’est de l’oeuvrer sous le regard de Dieu » . L’œuvrer sous le regard de Dieu en sachant que Dieu est avec nous jusqu’à la fin des temps et, pour chacun d’entre nous jusqu’à notre dernier soupir. Continuer et persévérer en pareil cas, c’est mettre ce qui nous reste de forces au service de la construction du Corps du Christ.

L’esprit de pauvreté

« Je commence à découvrir ce qu’est la pauvreté. Le sort des grandes réalités est de n’être accessibles, en leur secret profond, qu’en étant vécues. Je reverrai les pauvres, les misérables que j’ai soignés pendant plus de 18 ans au centre de leur misère. L’humiliation et la souffrance ont une noblesse que la sagesse humaine ne peut apporter. Dieu est toujours présent dans cette douleur » . Si frère Luc a, dès son entrée à l’abbaye d’Aiguebelle, pris « l’option fondamentale » de la pauvreté en embrassant la condition de frère convers, et en choisissant ensuite de servir les pauvres des alentours de Tibhirine, il n’en demeure pas moins exact qu’au cours de sa vieillesse, il s’appauvrit davantage encore. Au terme, il pourrait s’affliger de ce qu’il ne lui restera bientôt plus que Dieu. Mais il peut aussi lui être donné de comprendre, dans la paix et la joie spirituelle, qu’il est des pauvretés qui sont de vraies richesses, ou encore que de n’avoir plus rien d’autre que Dieu est une chance à ne pas gâcher.

« Heureux les pauvres

La première disposition pour entendre la parole de Dieu, c’est la pauvreté. Il faut éviter de s’en faire une idée simpliste : matérielle. C’est aussi faux que de la réduire à une aspiration purement spirituelle. La pauvreté matérielle est une situation économique et non une vertu. La pauvreté ne mène pas nécessairement à l’amour. Mais l’amour vrai mène toujours à la pauvreté. Une pauvreté subie recouvre généralement une avidité violente. Une certaine pauvreté détourne de Dieu. Heureux ceux qui ont une âme de pauvre Heureux ceux qui acceptent de se laisser critiquer par la parole de Dieu Heureux ceux qui acceptent de remettre leurs idées en question Heureux ceux qui acceptent de croire qu’ils n’ont encore rien compris Heureux ceux qui savent accepter de penser que Dieu peut tout demander Le premier appauvrissement que Dieu nous demande, c’est de renoncer à l’idée que nous nous étions faite de la pauvreté Il n’y a pas d’état « d’âme » qui puisse exister sans se traduire dans le geste d’un corps ! L’humiliation d’être riche est un début de pauvreté. L’orgueil d’être pauvre est la plus dangereuse des richesses. Qui a une âme de pauvre ? Quand le Seigneur nous désinstalle d’une de nos positions matérielles ou spirituelles ! La pauvreté c’est la condition première pour être perméable à Dieu. Pars ! Quitte ton pays, ta culture, tes habitudes, ton passé. Et Abraham partit « ne sachant où il allait » épître aux Hébreux (11,8) (signe infaillible que c’était dans le bon sens, dit Grégoire de Nysse) Abraham avait une âme de pauvre. Il a accepté une parole de Dieu toute désinstallante. Une pauvreté établie, acquise, est une contradiction dans les termes : une « acquisition » de plus. Notre pauvreté sera faite de nos quotidiennes désinstallations dans la joie. Incertitude du lendemain, qui réclame une très grande confiance en Dieu. Dieu veut que vous ne vous cramponniez à rien. Le vrai Pauvre, c’est le Christ, il ne s’est cramponné à rien « Il n’a pas retenu avidement son égalité avec Dieu. Il s’est anéanti lui-même » (Philippe 2. 6-8) Ceux qui ont rencontré le Christ, se sont laissés faire « Sans savoir où ils allaient, sans savoir où ça les mènerait » Chacun a son idée sur Dieu. A cela aussi il faut renoncer. La première scandaleuse illumination, c’est que Dieu est pauvre. C’est une véritable création que de commencer à aimer quelqu’un qui ne nous aime pas. Heureux ceux qui font sauter les cercles vicieux de nos monotones disputes, de nos rancoeurs, de nos rancunes. « Les pauvres sont évangélisés » c’est-à-dire tous ceux qui sont assez libres, assez détachés, assez disponibles. Quand l’homme se vide, il y a place en lui pour l’action de Dieu. Quand il se confie comme un pauvre. Pauvreté = incertitude = confiance »

Finalement pour frère Luc, la seule béatitude promise aux pauvres, c’est d’entrer en contact avec ce Pauvre-Bienheureux qu’est le Christ, fils éternel de Dieu, lui qui s’est fait homme pour sauver l’homme, qui s’est fait pauvre pour rejoindre la pauvreté de notre créature : « La place que laisse libre en nous le dépouillement progressif, Jésus-Christ peut, si le vieillard le veut, l’occuper. Il a même fait de la pauvreté en esprit, la première des Béatitudes : « Bienheureux les pauvres en esprit ». Pourquoi ? « Parce que le Royaume des Cieux est à eux » Il y a des appauvrissements, dépouillements, apparemment dégradants : le monde envie ceux auxquels il semble ne rien manquer : « Le mendiant de Dieu admet sa dépendance envers tous ceux que Dieu a placés prés de lui. A travers eux, saints de haute stature ou invalides spirituels, Dieu, il le sait, lui manifeste ses volontés et ses dons. C’est un travers répandu chez ceux qui ont acquis beaucoup dans l’ordre de la spiritualité et de l’intelligence, de rejeter a priori comme incapables de véhiculer les dons du Seigneur les hommes dépouillés de prestige suffisant » . Le Christ, lui, est avec ceux qui éprouvent leurs insuffisances. L’avoir et le pouvoir sont non pas des fins, mais des moyens (Frère Luc n’a jamais vilipendé les riches, tant que ceux-ci savaient utiliser leurs biens avec justesse, en usant comme des moyens et en plaçant la charité au-dessus de tout). Au temps du vieillissement, les amenuisements, loin de nous priver de Dieu, nous renvoient à lui plus que jamais : « Le Sens de Dieu. C’est finalement là qu’il faut accéder. C’est de là aussi que découle l’esprit de pauvreté. Ce ne sont pas les hommes les plus démunis qui ont une âme de pauvre. L’indigence de l’homme ne se perçoit avec acuité que dans la lumière divine. Ce n’est pas sa propre misère, mais la vue de Dieu qui donne à l’homme le sens vrai de sa condition de pécheur., de même ce n’est pas surtout sa détresse matérielle, mais son regard vers Dieu qui lui fait prendre conscience de sa pauvreté. Ce n’est qu’après avoir pris conscience de Dieu, la Souveraine Richesse qu’on peut acquérir une âme de pauvre et, talonné par cette pauvreté, partir en quête de Lui, à travers la création et chaque événement de l’existence » . Frère Luc, l’âge avançant, s’est ouvert à Dieu au lieu de se recroqueviller sur lui-même, il a fait l’expérience non seulement que Dieu est richesse, mais qu’il est la seule richesse qui ne saurait périr : « C’est vis à vis de Dieu que doit d’abord se manifester l’esprit de pauvreté. Pour se sentir pauvres vis à vis de Dieu, il faudrait manquer de Lui. A qui n’a pas le désir de posséder Dieu fera facilement défaut le sentiment de son absence. On ne se persuade pas d’être pauvre de ce qui ne manque pas » . Dans cette dynamique de pauvreté chère à nos Pères Cisterciens (Pauvres avec le Christ pauvre), et dans cette tension vers l’étape à venir, un au-delà béatifiant, frère Luc n’hésite pas à perdre sa vie : « A l’approche de la mort, ne cherchons pas à être assuré de notre vertu, mais sachons seulement que Dieu seul est Saint, que Lui seul est bon. Si on aime la vraie vie, on pense souvent à la mort. Ne pouvant plus nous appuyer sur rien, nous n’avons rien à perdre et rien à craindre. L’amour de Dieu pour nous est infini, il ne fait l’objet d’aucun marché. Dieu nous donnera gratuitement ce que nous n’avons pas mérité et celui qui refuse la miséricorde de Dieu n’aime pas Dieu » . Entrer dans cette expérience de la vérité de son existence n’effraie pas frère Luc qui n’est pas dupe de lui-même, il est bien placé en face de son être vrai et pour vivre en vérité et en plénitude le 41ème instrument des bonnes œuvres cher à saint Benoît : mettre en Dieu son espérance : « Au travers des événements de cette vie, heureux ou malheureux, la Résurrection du Christ nous conduit et fonde toute notre espérance » . Dans cette fin de vie, qui est encore la vie, des valeurs se réalisent, qui ne peuvent se réaliser que là, c’est la grâce de l’âge. C’est dans cette perspective que l’on peut lire le texte qui suit, écrit en mars 1994, et qui semble pouvoir être considéré comme le testament spirituel de frère Luc :

« Qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi, celui-là la sauvera » L’objectif de cette sentence « sauver sa vie », Dieu veut pour nous « la vie » Sauver sa vie, c’est l’insérer à sa juste place ; notre problème est d’être justement situés, c’est-à-dire reliés. Ce qui nous fait vivre c’est la relation. Nous ne pouvons trouver en nous même ce qu’il nous faut pour vivre ; la mort est la cessation des relations. La Foi nous dit que l’issue est la relation avec Dieu, relation qui reçoit la promesse d’être indestructible si nous le voulons. Le soleil de notre vie se définit comme sortie de soi, car rester en soi équivaut à demeurer dans l’orbite du mortel. « Vouloir sauver sa vie » c’est nous prendre pour centre – c’est perdre. La solitude du grain c’est la mort ; un fruit qui échappe à la graine est sauvé. Dilemme de la vie chrétienne : la peur ou la Foi. C’est la Foi qui sauve, non la peur. La Foi consiste à donner sa confiance à quelqu’un ou quelque chose qui nous est extérieur. « Risquer sa vie » n’a aucune valeur. « A cause de moi » ; perdre sa vie pour le Christ signifie « donner sa vie par amour » Le salut nous vient des autres qui sont pour nous la présence de Dieu appelant à la vie. Si la Foi sauve, c’est parce qu’elle détourne notre regard vers un autre, donc crée une relation qui nous arrache à notre solitude mortelle. Chaque fois que nous quittons le souci de nous même, pour le souci d’un autre, nous vivons cette Foi, qui est, peut-être à notre insu, Foi en Dieu « perdre sa vie pour le Christ ». Recevant la vie des autres, nous retrouvons notre vérité originelle : nous ne nous sommes pas donné notre vie – Vouloir l’épargner nous met en contradiction avec notre création. Si on veut être heureux, on va droit à la déception, au malheur. « Si tu veux être heureux, rends quelqu’un heureux » L’échange de notre part est seulement le don. Le retour du don ne dépend pas de nous et c’est là que se joue la Foi, le saut dans le vide. Il ne s’agit pas de croire que l’autre va nous rendre, que nous aurons une récompense, ce serait vouloir sauver sa vie. Si l’autre ne répond pas, aucune importance, c’est dans l’acte même de donner que nous trouvons « la vie ». Perdre sa vie : le Christ n’existe pas pour lui-même et c’est pour cela que nous trouvons notre salut en existant pour lui ; c’est-à-dire pour ses frères qui sont aussi les nôtres »

La pauvreté qui est dite « bénie » est essentiellement une pauvreté spirituelle qui se veut entièrement à la disposition de Dieu avec le désir de plaire seulement et exclusivement à Dieu. Frère Luc, pauvre en esprit, dépourvu de biens, disposait d’une place libre en son âme pour y recevoir la joie de Dieu et sa Bonne Nouvelle. C’est probablement ce qui lui permit d’être en capacité de recevoir la Parole de Dieu : « Suivre le Christ ou ne pas le suivre est une question de vie ou de mort. Echapper au Verbe, à la Parole, c’est sombrer dans le néant : la Parole nous constitue. Or, la Parole, le Verbe inaudible de Dieu, se fait humaine dans le Christ. Être disciple du Christ ou non revient à être ou ne pas être » . Cette Parole de Dieu, si elle est reçue à travers ses lectures, elle l’est aussi dans le livre des signes de la vie quotidienne. Au cours du Carême 1976 il écrivit cette petite méditation : « Quand j’entends la Parole de Dieu, ou que je m’occupe à la lecture privée, il y aura toujours une phrase ou un mot qui s’applique à mon état présent. En 1976, Seigneur, tu ne nous parles plus en paraboles, ni par textes fixés comme ton Evangile mais par des événements, des signes. Chaque jour est un livre de signes : rencontres, contrariétés, difficultés, conversations... Mes yeux ne sont pas assez ouverts pour voir le signe que tu m’adresses » . Ce livre des signes n’est-il pas dans le chemin de la pauvreté ? La pauvreté chrétienne telle que l’a vécue et choisie frère Luc est l’expression de l’amour du Christ et la solidarité avec les pauvres, signe du Royaume de Dieu : « Je crois que dans le contexte de Tibhirine, c’est-à-dire un monastère situé au centre d’une population misérable, le geste de s’occuper de ceux qui sont malades, de ceux qui ont faim, de ceux qui ne sont pas vêtus est un geste évangélique, ecclésial et qui s’inscrit dans toute la tradition monastique (Saint Benoît en fait mention au chapitre des Instruments des bonnes œuvres) » . Cette solidarité avec les pauvres, il l’a vécue pendant plus de quarante années auprès du peuple algérien, auprès des indigents de corps ou d’esprit qu’il soignait, écoutait, réconfortait (frère Luc a reçu dans son dispensaire beaucoup de personnes désireuses de pouvoir parler de leurs difficultés humaines, familiales... et qui venaient chercher conseil auprès de lui). Et, à travers eux, c’était bien le Christ qu’il servait : « il y a un amour des proches qui est en fait une manière de les posséder pour nous-mêmes. C’est de cela que nous avons à nous libérer. Quand nous les aimons pour eux-mêmes, c’est que nous préférons le Christ non pas à eux mais à nous-mêmes (puisqu’ils sont pour nous le Christ) » ; et qu’il rencontrait : « Jésus nous apprend à le rencontrer dans la vie quotidienne sous une autre forme : sa présence dans l’homme. A nous de le découvrir dans chaque rencontre » . Ainsi, est-il devenu : « l’homme des Béatitudes, c’est-à-dire, en langage non galiléen, quelqu’un qui aide les autres à vivre » . Il n’est pas superflu de dire que la motivation de la pauvreté choisie par frère Luc peut être qualifiée d’eschatologique, car elle annonce des cieux nouveaux et une terre nouvelle. Cette pauvreté est prophétique car, par le détachement des biens terrestres, on proclame silencieusement mais efficacement, qu’il existe un autre bien : « Pourquoi nous attacher à tant de choses alors que nous devrons tout quitter un jour ? Pourquoi tenir avec tant d’acharnement à la vie alors qu’il est absolument certain que nous mourrons ? Vivre, c’est se détacher » .

Arrimé à l’espérance

« La vieillesse croît avec nous et la qualité de notre vieillesse dépendra de notre capacité à saisir son sens et sa valeur, aussi bien sur le plan purement humain et sur celui de la foi. Il faut donc situer la vieillesse dans un dessein précis de Dieu qui est amour, en la vivant comme une étape sur le chemin par lequel le Christ nous conduit à la maison du Père. De fait, ce n’est qu’à la lumière de la foi, forte de l’espérance qui ne déçoit jamais, que nous serons capables de la vivre comme un don et comme un devoir, d’une manière véritablement chrétienne » . Être conduit à la maison du Père, frère Luc ne vit que pour cela, lui qui tend vers ce but certain et vrai : La Résurrection, Résurrection dès cette vie dans l’obscurité, et dans la lumière après sa mort. On retrouvera dans ses affaires une image de Marthe Robin avec cette phrase écrite au dos : « Le Paradis, ce n’est pas pour demain, ce n’est pas pour dans dix ans, c’est aujourd’hui à condition que l’on soit pauvre et crucifié ». Ici, il convient de parler de cette solide espérance qui habitait frère Luc. « Le Christ, ayant franchi le seuil de la mort, a révélé qu’au-delà, il y a bien une vie, dans ce « territoire » non exploré par l’homme qu’est l’éternité. Il est le premier Témoin de la vie immortelle ; en Lui l’espérance de l’homme se révèle comblée d’éternité » . Si le vieillissement peut être parfois l’occasion d’un désespoir il est surtout l’occasion d’une espérance renouvelée, d’une espérance personnalisée dont le centre n’est ni dans l’espace ni dans le temps, qui n’est pas dans la question du lieu ni de la date mais dans le rapport à la personne de Jésus-Christ et dans le désir de son approche : « il faut passer par un vrai désespoir pour arriver à la relation avec Dieu. Il faut désespérer de tout, de notre qualité morale, de nos vertus, de notre organisation ecclésiale, de notre doctrine, il faut passer vraiment par la mort et dans cette situation de mort, de désespoir absolu, il ne nous y reste qu’une personne : le Christ, et si l’on se tourne vers lui, c’est alors lui ouvrir ! Et à partir de ce moment là commence un autre mode d’existence : on peut marcher sur les vagues » . L’espérance n’est jamais aussi belle que plus dénudée d’espoirs temporels : « Les événements sont en eux-mêmes insignifiants. Ils ne prennent un sens et ne revêtent de l’importance que si nous les recevons comme venant de Dieu et les intégrons à son Amour. Il en est de même de notre propre mort » . Quand il n’y a plus d’espoir, il y a toujours l’espérance. Ce que l’espoir ne peut plus donner (parce qu’il n’y a plus guère de vie), l’espérance le donne au centuple. Quand on ne peut plus, ou presque plus, se nourrir d’espoirs temporels, demeure toujours l’espérance : « Que Dieu prenne en miséricorde ma vie passée, que pour le jour qui vient il me donne l’Amour et pour l’Avenir l’Espérance » ; « C’est le Carême, temps de conversion, après plus de 40 ans de vie monastique, je ne suis pas encore converti. Il faut chaque jour recommencer. Il est nécessaire de conserver au fond du cœur cet appel à la sainteté, sachant fort bien que si Dieu l’a mis en nous Il ne nous abandonne pas » . Dans l’espoir (si tant est qu’on n’en reste pas qu’au plan purement humain), il y a plus que l’espoir : il y a aussi l’espérance, une des trois vertus cardinales de la foi. L’espoir meurt avec la fin de la vie. L’Espérance a les promesses de la Vie éternelle : « La foi éclaire ainsi le mystère de la mort et elle donne de la sérénité à la vieillesse, qui n’est plus considérée ni vécue comme l’attente passive d’un événement destructeur, mais comme la promesse de parvenir à la pleine maturité. Ce sont des années qu’il faut vivre en s’abandonnant avec foi entre les mains de Dieu le Père et de sa miséricordieuse Providence » . Quand il n’y a plus rien à espérer d’espoir, il y a encore tout à espérer d’espérance : « ma seule défense est une Espérance aveugle en Dieu » . En relativisant les chances de l’espoir, la vieillesse ouvre davantage à l’espérance de la foi. La mort n’est jamais aussi sereine que nue d’espoirs et forte d’espérance : « Aujourd’hui, j’ai 74 ans. Je suis tout étonné d’être arrivé à cet âge. Sans doute le Seigneur veut que je m’occupe encore des malades et des pauvres. En jetant un regard sur sa vie passée, on implore la miséricorde de Dieu, et en voyant l’avenir on invoque l’Espérance » .

L’eschatologie, une communion mystique

« Je sais, moi, que mon Défenseur est vivant, que lui, le dernier, se lèvera sur la poussière. Après mon éveil, il me dressera près de lui et, de ma chair, je verrai Dieu. Celui que je verrai sera pour moi, celui que mes yeux regarderont ne sera pas un étranger » (Job 19, 25-27)

Frère Luc se posait beaucoup la question de savoir comment se passait concrètement la mort : « Je crois à la vie du monde à venir et je l’attends. Cette vie, que sera-t-elle ? Après notre mort, au moment même, nous entrerons dans une autre dimension, l’Eternité, bien différente du temps. Nous vivrons avec notre propre corps, mais sous une autre forme, une forme spirituelle, comment cela se fera-t-il ? Mais, c’est sûr, nous verrons Dieu, et là où est le Jésus de la résurrection, nous serons » . Père Jean-Pierre Schumacher rapporte qu’il se posait souvent cette question : « c’était peut-être en médecin qu’il se comportait là. Que devient le corps ? Qu’est-ce qu’un corps glorieux ? Un livre qu’il lisait, je crois bien que c’était le denier, s’intitulait à peu près ceci : « Faut-il encore croire à la résurrection des corps ? » Ce livre était en quelque sorte une synthèse des données d’expériences de gens qui étaient allés jusqu’à l’extrême frontière entre la vie et la mort et qui étaient revenus. Ce livre était aussi une réflexion sur le corps glorieux, après la mort. Frère Luc aimait réfléchir et s’entretenir sur ce sujet au moment de Pâques... la disparition du corps de Jésus, ses apparitions post-pascales. Et pour nous, à notre mort, sera-ce pareil ? » . Ces questions récurrentes nourrissaient la réflexion de Frère Luc, on en trouve de multiples traces à l’image de celle-ci : « Il est impossible d’imaginer l’inimaginable. Nos corps reprendront vie, mais une vie transformée « l’homme nouveau » ; le corps c’est toute la personne. La chair et le sang ne peuvent ressusciter. Quand notre petite vie personnelle est terminée nos actions ne disparaissent pas, à la mort. Le Christ ressuscité échappe aux lois de l’espace, du temps et de la matière – cette matière qui obéit aux lois physiques qui nous régissent – Mon cœur me dit que le Royaume de Dieu est un royaume de Paix, d’harmonie et d’Amour. La résurrection de la chair signifie que l’homme continue d’exister après la mort indépendamment de la matière que nous connaissons et des lois physiques qui nous régissent » . Après l’annonce de la mort d’un de ses grands amis, il écrivait encore : « Tous ceux que nous avons aimés et qui sont morts nous tendent la main non vers la terre et la mort, mais vers Dieu. La mort est un accident physique, mais ce n’est qu’un événement qui nous délivre de notre dépendance à l’égard du monde physique. Ceux que nous avons aimés sont cachés dans la lumière du Seigneur et dans notre ciel intérieur à nous même nous rencontrons à la fois leur visage et celui du Seigneur. Il ne faut pas trop parler de Dieu. Il est préférable de prêter à Dieu notre visage, notre bonté, notre sourire, et c’est ce qu’a fait notre ami, donnant à tous Espérance et Joie » . Mourir à la vie de ce monde est somme toute une épreuve déchirante. Mais elle nous conduit, en même temps, dépouillés de tout le reste, à la seule Vie de Dieu : « Le Seigneur est venu en ce monde pour nous délivrer de la Mort, et nous ouvrir les Portes de la Vie. Pour connaître le Christ, il faut « se revêtir » de Lui. L’énigme du Royaume de Dieu se dissout dans la vie du Christ » . Les conditions les plus fragiles de l’existence et, entre autres, de la vieillesse, permettent d’anticiper déjà, de cette Vie, l’expérience plénière : « Pour le chrétien la mort ne peut être l’objet de terreur, puisqu’elle est rencontre, face à face, avec ce Dieu qu’il a espéré dans les ténèbres. La mort c’est Dieu. Chaque minute est un pas vers la mort, c’est-à-dire vers l’amour. Paradoxe du Christianisme, la mort est le commencement de la vie. La vie éternelle n’est pas située après la mort, mais elle est présente au cœur de notre existence » . Si l’on veut être tout à Dieu, il faut passer par la mort à tout ce qui n’est pas Dieu lui-même : « A notre âge, le seul fait important qui doit retenir toute notre attention et faire battre notre cœur c’est la Mort et la Résurrection du Christ. Les autres événements ne sont que des faits divers. De la mort de Jésus, s’écoule sa vie en nous. Sa mort est la porte qui s’ouvre sur le lieu où notre cœur sera pleinement satisfait » . La mort est vaincue dans le Christ, elle est vaincue quand on entre dans la mort avec et dans le Christ , et la vieillesse nous offre une occasion providentielle. Si l’on veut être au Tout, il faut passer par le rien de ce qui ne l’est pas. En nous dépouillant de tout, la mort et la vieillesse qui l’annonce nous font entrer en communion au Tout de ce dont on se trouve dépouillé. Il y a des vieillesses qui sont déjà des naissances à Dieu, en Dieu, par Dieu lui-même. Pour ce faire, il faut renaître de l’Esprit : ce que, de nuit, Jésus expliquait à Nicodème : « Comment agit l’Esprit Saint ? Il ne vient pas modifier les événements. Il laisse les hommes tuer...etc., mais quand ceux-ci reconnaissent leurs péchés - il se fait pardon -, l’Esprit travaille chaque homme en son cœur pour que naisse l’homme nouveau. Prie bien pour moi afin que je ne fasse pas obstacle à l’Esprit » . A n’importe quel âge de notre existence, l’existence se doit, pour être authentique, d’être en forme de mort et de résurrection : « Bientôt le 3éme dimanche de carême et la Résurrection s’annonce. A notre âge la liturgie devient plus réelle et plus concrète et nous palpons le fait essentiel de la Résurrection. Si nous avons l’Esprit de Jésus, Dieu nous ressuscitera comme il a ressuscité son Fils. Cette pensée doit nous accompagner et nous fortifier devant la Mort » . La vieillesse est merveilleuse quand elle annonce, à travers la mort, la résurrection ! « La Résurrection, je ne crois qu’à ça. La Résurrection est déjà là dans l’attente que l’on en a. Je ne crois pas que la mort ait sur nous le dernier mot. Je ne crois pas plus à la mort qu’à la puissance de ce monde » . Par l’acceptation transformante de la mort, Frère Luc meurt lentement à tout et ressuscite déjà au Tout du tout devenant mûr pour la vraie vie, la vie éternelle. Ainsi, la vieillesse a-t-elle la vocation particulière d’être une communion mystique à Dieu

Apprendre à mourir pour vivre

La méditation de son propre passé devrait être conduite par chacun selon deux voies typiques de la vie spirituelle : le repentir et l’action de grâces. A cet égard, la mission des plus âgés est d’être, parmi nous, celle d’hommes de jugement. Sans doute, de jugement sur les choses et les gens ; mais plus encore, de jugement sur soi au sein des choses et des gens de ce monde. Purifiant sa vision du monde et des hommes, il porte sur elle le jugement de Dieu, il discerne avec plus d’acuité le bien du mal, il saisit davantage que Dieu a aimé le monde et que « il suffit d’aimer » pour aider les hommes à vivre. Frère Luc semble avoir eu une conscience loyale face à la valeur des actes qui ont fait la trame de son histoire personnelle humaine et spirituelle. Ainsi peut-on dire de lui qu’il fut :
- Un homme qui fasse retour sur ce qu’il a vécu et en prenne la mesure : « Mieux vaut trébucher sur le chemin que de courir hors de la route » St Augustin Nous sommes tous des boiteux, des pauvres à peine remis de la faiblesse de leur péché et qui souvent retombent, surtout dans les fautes de faiblesse si difficiles à supporter parce qu’on a le sentiment qu’on ne s’en sortira jamais. C’est dans le concret des jours que se réalise notre route. Malgré la merveille du baptême, nous demeurons pécheurs. Celui qui marche sur le chemin des chrétiens reconnaît son péché, et pourtant il ne désespère pas, parce qu’il sait que l’Esprit poursuit en lui son œuvre et le conduit par la main, tout doucement, vers la maison du Père. « Seigneur, je te rends grâce parce que je peux penser même à mon péché sans que le poids m’en écrase ». St Augustin. Son péché le délivre de l’orgueil, de cette tentation redoutable de penser qu’il mérite Dieu, et s’approche de sa main par ses propres forces. Il apprend même dans l’expérience du péché cette « pauvreté du cœur » qui est sans doute le plus précieux enseignement de Jésus notre guide. « Bienheureux les pauvres de cœur, les désappropriés d’eux-mêmes car le Royaume des cieux est à eux » Et voilà que s’ouvre devant lui la voie royale de ceux et celles qui savent que rien n’est jamais perdu et que ça vaut toujours la peine de se remettre en marche. Malgré tous les écueils (chutes), les croyants pécheurs marchent dans la Paix » .
- Un homme qui ait le courage de le dire : dans son for interne ou peut-être publiquement, (certains aveux pouvant parfois être très profitables), mais surtout devant Dieu et ainsi, implicitement, devant les autres : « Le péché c’est la trahison d’un amour. Là où il n’y a plus d’amour, il n’y a pas non plus de péché, c’est tout le drame de l’amour et de la foi. Plus je crois, plus je découvre l’amour de Dieu pour moi et plus aussi je me découvre pécheur. C’est en confrontant ma vie à la vie de Jésus que je découvrirai la profondeur de mon péché et la plus grande profondeur encore de l’amour de Dieu capable de me sortir de ma prison. Ainsi ma référence n’est pas l’image idéale que je me suis faite de moi-même, ma référence, c’est Jésus et sa vie. C’est en confrontant mes comportements aux comportements de Jésus que je découvrirai tout ce qu’il reste à convertir dans ma vie. Mon premier sentiment, ce serait peut-être de me sentir désespéré. Je découvrirai enfin que ce n’est pas moi qui me sauve. Je comprendrai qu’être chrétien, ce n’est pas vouloir être meilleurs que les autres. Je commencerai à apprendre la vraie pauvreté, la béatitude de pauvreté qui me permet d’accueillir de Dieu l’unique nécessaire : son Esprit, son Amour, son Pardon. Mais, pour cela, il faut du temps ! Il me faudra recevoir beaucoup de pardons pour découvrir que je suis vraiment aimé ! Ayant fait longtemps l’expérience de l’amour pardonnant de Dieu qui continue de m’aimer malgré mon péché et même à cause de mon péché, je pourrai commencer à me pardonner à moi-même et aux autres, à m’aimer correctement moi-même et les autres » .
- Un homme assez loyal pour faire preuve de repentir : « réjouissons nous d’être pécheurs, mais pécheurs perpétuellement pardonnés, perpétuellement hissés au-delà de notre péché. Ce que nous découvrons dans nos confessions valables, c’est que nous nous trompions de péché. Notre vraie faute, ce n’étaient pas ces actes insipides qui nous avaient servi de passe-temps. Il fallait bien que nous trompions notre faim. Notre vraie faute c’était de n’avoir pas cru vraiment à l’existence de quelqu’un qui fût capable d’apaiser à tout jamais cette faim, de n’avoir pas osé croire en un Amour qui nous dispensait de toutes ces contrefaçons » ...
- Un homme qui, au lieu de maugréer sans cesse et d’accabler le ciel avec ses récriminations, sache remercier Dieu, les autres et aussi soi-même, de ce qu’il a fait de bien et de bon... : « Je suis vieux et malade, je fais ce que je peux, mais c’est la goutte d’eau. Quand passent les années se pose la question, qu’ai je fait de ma vie ? C’est à ce moment que vient à la mémoire la phrase de Léon Bloy « il n’y a qu’une tristesse c’est de n’être pas des saints »
- Un homme qui se veuille vrai au regard de ce qu’il a vécu et, pour ce faire, à la fois contrit et reconnaissant : « Je suis réconcilié avec moi-même, avec cette pauvre dépouille. Il est plus facile que l’on croit de se haïr. La grâce est de s’oublier. Mais si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ » . La mission de tout homme, à tout âge, est d’annoncer la bonne nouvelle de la Vie, qui, malgré les aléas de l’existence, fait vivre, de façon spirituelle, dans le temps. Les personnes âgées ont mission d’être, elles aussi, les témoins de la Vie : « il est normal que nous nous demandions souvent à quoi notre vie peut bien être vraiment utile. La foi, c’est de croire que Dieu, Lui, la trouve utile, nécessaire à son plan, indispensable à Sa joie. La foi en l’amour de Dieu, c’est de croire qu’Il s’intéresse passionnément à chacun de nous personnellement et continuellement » D’autant plus que leur vie temporelle approche davantage de son terme : témoigner de la Vie, alors qu’on se rapproche de la mort ! Cette foi dans un au-delà béatifiant transforme également la climat de la vieillesse : la vie continue !

On pourrait penser que, pour des personnes âgées, la mission soit de rendre compte de l’espérance qui est en elles, plus précisément, de l’attente qui lui est intérieure. Il est préférable de parler, en l’occurrence, de confiance : l’espérance est non seulement une attente du futur, mais aussi une confiance dans l’existence : « La situation devient de plus en plus violente et …confuse. Nous persistons à rester. Harcelé, je suis, par les pauvres et les malades. Dans un cirque les artistes travaillent avec un filet. Je travaille, moi, avec la confiance en Dieu et une Espérance aveugle » . Le statut de la vieillesse ne saurait être réduit à celui d’une attente mettant son espoir dans l’au-delà de la mort : il est certes cela, et, en ce sens, il témoigne des réalités eschatologiques ; mais il n’est pas que cela. La vieillesse est aussi faite de confiance dans le présent (le déjà-là et le pas encore) : certes, le présent est alors inséparable de la mort qui en est le terme ; mais même ce présent est déjà habité par l’éternité promise à l’au-delà de la mort : « Se préparer à la mort, c’est expérimenter dans sa vie, une autre vie qui déborde les dimensions du temps » . Si l’espérance est attente elle est aussi confiance dans ce qui, de l’espéré, est déjà et pas encore possédé : « Pour Jésus, le bout de la route, c’est Dieu. Notre route va aussi vers Dieu par la résurrection. En nous chaque jour la résurrection se fait dans la douleur. Si tout amour est une mort à soi-même, pour vivre en un autre, aimer, c’est apprendre à mourir pour vivre » . L’existence peut être en forme d’attente spirituelle et déjà en possession de ce qu’elle ne possédera, en plénitude, que plus tard. S’il peut y avoir des attentes désespérées, il peut aussi y avoir des attentes pleines d’espérance : « Notre vie est semblable à un arbre dépouillé peu à peu de ses feuilles. Le vide se fait autour de nous. Mais si Dieu est au cœur de nos vies, que de choses s’en trouvent modifiées. Bientôt Pâques, Jésus va nous donner sa Paix et sa résurrection. Sa résurrection appartient au croyant, qui même sans voir, peut jouer sa vie, sur un Amour plus fort que la mort. Comme pour Jésus, le but de notre route est Dieu. Mais il est impossible de dire en mots humains ce mystère de vie, que Dieu nous réserve au delà de la Mort » . La vieillesse n’est jamais aussi spirituellement parlante que confiante, à la fois, en son présent et en son avenir.

Au crépuscule de l’existence, nous pouvons déceler différentes manières de vieillir et de mourir qui forcent une certaine admiration (même si frère Luc aurait honni ce terme) :
-  quand on vieillit et meurt en portant sa Croix – la croix de l’existence – à la façon du Christ : « Ma présence ici n’est pas nécessaire mais peut être utile. Le 31 janvier 96, j’aurai 82 ans, je suis malade, cœur et poumons, mais tant qu’il reste un peu de jour, dans un contexte difficile, je me dois aux autres – aussi je ne peux quitter Tibhirine. « Que ton règne vienne ». Il ne faut pas rechercher ce qui est « sien » ; « Avant que le Seigneur ne me rappelle à Lui, je demande que la Paix s’installe dans ce pays, que j’ai bien aimé et où j’ai passé plus de 47 ans de ma vie. A notre âge, nous nous retournons vers le passé, et nous comprenons le sens de notre pèlerinage sur cette terre. Dans les souffrances du corps et la douleur de l’âme et les échecs Dieu nous a conduits par la main. Le pèlerinage continue. Devant nous le Christ portant sa croix nous montre le chemin et au terminus brille la lumière pascale de la Résurrection » ;
-  quand on n’y répond pas par la violence injuste à la violence injuste ce que frère Luc écrit dans sa dernière lettre, préfigurant ainsi sa propre mort : « Nous ne pouvons exister comme homme qu’en acceptant de nous faire image de l’Amour, tel qu’il est manifesté dans le Christ, qui juste a voulu subir le sort de l’injuste » ;
-  quand, au lieu de rechercher la pitié des autres, on s’emploie à consoler : « Partout où un homme prend compassion de son prochain, Jésus est là et le Royaume est arrivé » ;
-  quand, on s’en remet au seul Amour : « Aussi longtemps que nous faisons de notre vie un but en soi ne subsiste aucune raison de vivre, car tout se termine par la mort. C’est dans le Christ que nous découvrons le sens profond de notre vie. Ce que Dieu nous demande est que nous lui fassions confiance à Lui et au Christ » ;
-  quand on s’abandonne à l’inéluctable : « Ici la situation est devenue inquiétante, peut-être sera-t-elle pour l’avenir dangereuse.....La mort...ce serait un témoignage rendu à l’absolu de Dieu. Je suis comme un vieux manteau, usé, troué, rapiécé mais là dedans mon âme chante encore » ; « Pour moi le jour baisse de plus en plus. Je me sens proche du départ. Comme le voyageur sur le quai, j’attends le signal sans bagages et les mains vides, me confiant entièrement à la Miséricorde de Dieu » ;
-  quand on s’en remet, chaque jour davantage, à l’Inconnu de la vie et de la mort : « Je me trouve dans la zone où je vois arriver la mort. Pour moi, sera-t-elle naturelle ou violente ? Que le Seigneur me fasse la grâce d’ouvrir mes mains et de lâcher prise, en acceptant tout » ; « La confiance en Dieu est une des qualités principales du Chrétien. Demain, c’est le secret de Dieu, dans cet inconnu Il se cache. Il est dans les événements, Il est dans la vie et la mort, la maladie et les malheurs. Dieu est toujours en nous. Il nous redit : ne crains rien, je suis avec toi. Prie pour moi afin que ma Confiance en Dieu soit absolue » ;
-  quand on offre à Dieu son dernier soupir : « Parce qu’elle est une rencontre avec Dieu, la mort ne peut être l’objet de terreur. La mort, c’est Dieu » ; « Le Christ nous montre le chemin. La mort est le « Passage » obligé. Que sera pour nous cette mort : violente, ou au terme d’une maladie ? C’est l’imprévu de toute vie. Quand l’heure sera venue, je me présenterai à Dieu comme le mendiant, les mains vides, couvert de plaies. Nous marchons vers Lui par la pauvreté, l’échec, et la mort. Le Christianisme est l’inversion de toutes valeurs. J’irai vers Dieu, mon Père, comme ceux qui sont sans domicile fixe, pour rejoindre une demeure stable et définitive. Ma seule confiance, ma seule Espérance est la Miséricorde infinie de Dieu qui nous accueille chacun tel que nous sommes. Malgré les malheurs de la vie, c’est une grâce d’être né, car au fond du mal il y a quelqu’un. Le secret de la vie est d’ « Aimer » .

Comblé des grâces de Dieu et en homme libre, c’est probablement ainsi que frère Luc aura vécu sa dernière Semaine Sainte et sa Pâque, lui qui écrivait au début de la Semaine Sainte 1995 : « Quand tu liras cette lettre, le Seigneur sera en croix. Craindre Dieu. C’est vivre de sa présence et cette crainte exclut toute autre crainte. Au cours de la Semaine Sainte, les textes nous rappellent que Jésus a été le serviteur souffrant par obéissance, obéissant en tout jusqu’à la mort. Et pourtant Jésus apparaît comme l’homme libre par excellence, libre en tout. Aimer Dieu en vérité, c’est donc accepter la mort sans réserves » .

Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Nous contacter | Crédits Remonter