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Le baiser de paix

dimanche 9 décembre 2007, par Frère Arsène

Article paru dans la revue Liturgie

Le Baiser de Paix , un Rite de Communion.

Cette année, la Réunion de la C.F.C. (Commission Francophone Cistercienne de Liturgie) à N.D. du Désert, avait pris pour thème de réflexion : « Liturgie et Vie fraternelle. - Sacrement de l’Ordre Communautaire ». Dans ce contexte, Dom Joël Chauvelot, abbé de Tournay, nous a proposé quelques pistes de réflexion : - Constat d’un monde individuel et violent, constat que notre vie liturgique devrait être le lieu d’une pacification.(…)
- Pourquoi, nous qui célébrons et communions tous les jours, avons-nous des difficultés à bien vivre ensemble ? Pourquoi avons-nous une vie fraternelle si difficile ? Pourquoi restons-nous des hommes si peu réconciliés ? … C’est dans ce contexte que nous nous sommes interrogés sur la « pratique » du baiser de paix, dans notre vie quotidienne. Plus précisément, certes, au cours de l’Eucharistie, mais en fait, pas exclusivement. Quel signe ce “geste” peut-il porter aujourd’hui, quelle aide cette “pratique“, au sens dynamique et vivant du mot, peut-elle apporter à notre vie communautaire. Quel “message” est-il susceptible de communiquer à ceux qui fréquentent nos liturgies, ou rencontrent des moines durant le temps d’une retraite dans un monastère. Avant de retourner aux racines ecclésiales du geste du baiser de paix, faisons d’abord un constat de la pratique actuelle. Partons d’une réalité vécue (puisque c’est cette réalité qui suscite la question). Ainsi nos yeux seront mieux ouverts et l’oreille de notre cœur plus attentive au message transmis par la tradition pour notre avantage, aujourd’hui.

L’héritage” cistercien :

Restons-en pour l’instant à notre contexte monastique communautaire. Reprenons par exemple les Us OCSO de 1926. On y trouve un bon nombre de manifestations fraternelles qui si elles ne sont pas directement le baiser de paix, ni en contexte expressément eucharistique, sont bien dans cette ligne du respect et de la déférence cordiale qui dictent les rapports entre les frères. Par ex. au n° 393 , qui se réfère d’ailleurs à la Règle de St. Benoît : « Si pendant les “lectures privées” (au scriptorium ou dans les cloîtres) un plus ancien vient se placer immédiatement à côté d’un plus jeune, celui-ci se lève aussitôt et ne se rassied qu’au signe de son ancien. Si c’est le plus jeune qui survient, il ne s’assied pareillement qu’après que l’ancien lui en fait signe. » Il ne s’agit pas ici d’un geste de paix, mais de la mise en application du précepte de St. Benoît : « qu’ils se préviennent d’honneur les uns les autres » (RB 63). Dans le même ordre d’idée, les frères, en commençant leur repas, « au signal du supérieur, chacun regarde à droite et à gauche pour voir s’il ne manque rien à ses voisins. »(n°383). Au n° 315 ; « On se salue toutes les fois que l’on se rencontre hors le temps du silence de la nuit ». Ce qui montrerait peut-être que ce signe de tête, tout silencieux qu’il soit, est considéré comme une “conversation ” ! Le texte explique le mode d’emploi : « Pour se saluer ainsi, on se découvre et l’on s’incline médiocrement. - Si deux religieux sont autorisés à se parler, ils se font une inclination médiocre en s’abordant et en se séparant. » On se salue également en arrivant au chapitre. - Quand l’un ou l’autre frère doit s’absenter pour un certain laps de temps, à son retour, ceux qui le rencontrent lui donnent l’accolade. De même pour souhaiter la fête à un frère. Toutes sortes de gestes qui n’ont de véritable sens que dans l’ambiance décrite dans le chap. 4 de la RB., qui présente les “instruments des Bonnes Œuvres”, n° 22 à 26 : « Ne pas mettre sa colère à exécution - Ne pas la remettre à plus tard - N’avoir pas de tromperie dans le cœur - Ne pas donner une paix fausse - Ne pas abandonner la charité. » Mais venons-en plus directement à la liturgie.

Dans certaines circonstances, le Rituel fait mention du baiser de paix : cf. l’Église en Prière, III, les sacrements : la bénédiction d’un abbé (n. 322, 330) ; à l’initiation chrétienne : (n° 65. 69. 86. 108) ; à l’ordination d’un prêtre ou d’un évêque : (n° 158. 166. 173. 175. 190- 195) ; à la profession monastique : (n° 307. 311. 317-320). Et on remarquera que ces circonstances sont typées : ce sont de grands moments. À la fois accueil, et communion dans la responsabilité reçue. C’est d’ailleurs une pratique assez courante, et traditionnelle, de donner l’accolade à un récipiendaire. Dans le milieu militaire, cela se manifeste par un salut solennel et une poignée de main. Pour nous limiter ici au monde monastique, relevons seulement, dans les rites de la profession solennelle, qui se déroule au chœur, à l’église, celui qui suit la lecture et la signature de la cédule de profession. Pendant le chant du Ps. 50, le nouveau profès, accompagné du prieur, fait le tour de la communauté. Il s’agenouille devant chacun des frères, lui demandant de prier pour lui. « On lui répond en l’embrassant… »(Us 1926, n° 39). Nous savons par expérience que cette pratique du baiser, ou de l’accolade, est assez répandue dans nos régions et nos cultures. La tradition en remonte très loin, comme nous le verrons. Pour ce qui est du baiser de paix au cours de l’Eucharistie, depuis longtemps il fait partie du rite de communion. Puisque nous sommes au niveau des Us OCSO 1926, partons de cette façon de faire. Nous aiguiserons notre curiosité pour une étude plus approfondie. N° 184 : Il s’agit ici de la messe “matutinale”, car sauf exception, c’est à cette messe-là que se fait la communion des frères (non-prêtres !). « À l’Agnus Dei, ceux qui doivent communier se lèvent (…) et se rendent en cérémonie, sur une ligne et du côté de l’Épître (à droite en regardant l’autel), au degré du presbytère. Pendant ce temps le serviteur, après avoir reçu la paix du prêtre avec l’instrument (cf. plus loin !), va la donner au premier des communiants par un baiser, ce que l’on fait à toute messe de communauté. Celui qui donne la paix se tient sur le degré et, sans faire d’inclination, met ses mains sur les épaules de celui qui est au bas du degré et sa joue gauche contre la sienne en lui disant : “la paix soit avec vous”, puis il le salue. Celui qui la reçoit, fait d’abord une inclination médiocre à son frère et, plaçant ses mains sous les coudes de celui-ci, il lui répond : “et avec votre esprit” ; puis il salue de nouveau, monte sur le degré et donne la paix au suivant, ce qui s’observe jusqu’à la fin. À mesure qu’ils ont reçu la paix, les communiants vont se mettre à genoux, du côté droit (…).Le dernier des profès (de chœur), après avoir donné la paix au premier novice, va la porter aux frères convers à l’entrée de leur chœur. » Il n’est pas sans intérêt également de jeter un coup d’œil au Directoire de Dom Vital Lehodey, qui a nourri la spiritualité de notre Ordre pendant tant d’années. « La cérémonie du baiser de paix nous sera particulièrement chère : elle exprime si bien les sentiments d’estime, de bienveillance et de sainte affection qui doivent régner entre nous. Nous prierons les uns pour les autres, afin que Jésus nous donne sa paix à tous, comme il la donna à ses disciples. C’est de l’autel, c’est de son cœur qu’elle nous vient ; sous son regard qui pénètre jusqu’au fond des âmes, nous la recevons avec un saint empressement, nous promettant de toujours vivre en paix avec le doux Jésus par une amoureuse soumission à sa volonté ; nous la donnerons dans toute l’effusion d’une amitié vraiment fraternelle, afin qu’elle passe du cœur de Jésus dans chacun des nôtres et qu’elle y habite à jamais ».

Certes, le style est assez démodé, mais la chaleur qu’il veut communiquer au lecteur met en valeur la richesse de sens que Dom Vital donne à ce geste. D’ailleurs il le qualifie de “cérémonie”, pour en mieux signifier la noblesse. On peut signaler également le rite du lavement des pieds, dit “Mandatum des pauvres”, par le Père Abbé et les moines de chœur, le Jeudi-Saint : ils s’agenouillent devant les pauvres, leur lavent les pieds, les essuient et les baisent. Puis, ils se relèvent et saluent les pauvres avant de les conduire à l’hôtellerie pour leur offrir un repas. (n° 250, p. 237).

L’influence de Vat. II :

C’est toute la théologie de la paix à instaurer, à entretenir, à nourrir entre les hommes, quelles que soient leurs différences, leurs propriétés, etc…, qui met en lumière et charge de signification le baiser de paix avant la communion au “mystère du Christ“. Il n’est pas de mon sujet d’exposer ici cette théologie, par ailleurs abondamment développée dans les textes du Concile. Contentons-nous d’en retracer les lignes maîtresses, pour étayer ce qui suivra. Le plus simple est peut-être de se reporter aux Index de l’édition du Centurion : Concile œcuménique Vatican II. Constitutions. Décrets. Déclarations . Dans ce qui suit, après la référence aux textes, nous indiquons le n° de la page. La paix est un ordre inscrit par Dieu dans la société humaine. Elle naît et s’entretient vivante par l’amour que les hommes se témoignent les uns aux autres. Elle est un effet de la paix même du Christ (“je vous laisse la paix, c’est ma paix que je vous donne” Jn 14.27 et cette paix du Christ doit servir d’exemple aux hommes. Justice et paix découlent de la fidélité des hommes envers Dieu et sa volonté (LR 6, 678). La paix “est le fruit d’un ordre inscrit dans la société humaine par son divin fondateur, et qui doit être réalisé par des hommes qui ne cessent d’aspirer à une paix plus parfaite” Elle se construit par la conversion des cœurs, une véritable “conversatio morum” (GS 77-78, 324-326). Elle est sans cesse à construire. Il suffit de relever les sous-titres des index : L’Évangile ferment de fraternité, d’unité et de paix ; La paix naît de l’amour du prochain et de la charité répandue dans le cœur des hommes ; l’Église renforce la paix entre les hommes à la gloire de Dieu ; les chrétiens doivent vivre en paix avec tous les hommes ; ils doivent coopérer avec tous les hommes à la construction du monde dans une paix véritable. L’unité des chrétiens présage et promeut l’unité et la paix dans le monde. …(cf. p. 880-881). Le Catéchisme pour Adultes transmet fidèlement cette doctrine du Concile. Il rappelle le Testament de Jésus : « Jésus révèle et déploie en même temps la signification attachée au don de sa vie en forme de nourriture. Ce don, ce “Testament”, est à la fois le pain qui est son corps et le vin qui est son sang. Il est aussi l’expression de son désir le plus profond. “Je vous donne un commandement nouveau : c’est de vous aimer les uns les autres. Comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres” (Jn 13.34), déclare Jésus après avoir lavé les pieds de ses disciples. » (n° 413).

Venons-en plus directement à la célébration de l’Eucharistie. Les Préliminaires au Missel Romain (PGMR), dans l’édition de 1969, au n° 56, présentent le rite de communion : « Puisque la célébration eucharistique est le banquet pascal, il convient que, selon l’ordre du Seigneur, son Corps et son Sang soient reçus par des fidèles bien préparés comme une nourriture spirituelle (cf. Instr. Euch. Myst. 12,33a). C’est à cela que tendent la fraction et les autres rites préparatoires par lesquels les fidèles sont immédiatement amenés à la communion. » Avant d’énumérer ces rites, remettons-nous en mémoire la phrase de Paul VI, dans la Const. Apost. qui promulgue ce Nouveau Missel : « On a mis en valeur, au début de la messe, le rite pénitentiel de réconciliation avec Dieu et avec les frères. » Ceci nous semble important. Le moment du “baiser de paix” n’est pas le moment de se réconcilier : cela doit être fait avant la messe. Le rite manifeste cette réconciliation accomplie et la communion restaurée. On peut parfois le rappeler à l’ouverture d’une Eucharistie communautaire, voire dominicale, ou à l’occasion d’une retraite. Revenons aux préliminaires du Missel romain. Les rites de communion sont : l’oraison dominicale ; et en effet, par le “et remets-nous nos dettes, comme nous remettons à nos débiteurs”, et “libère-nous du Mal ”, nous nous préparons le cœur. L’embolisme du Notre Père insiste, et l’assemblée fait chorus par la doxologie. « Vient ensuite le rite de la paix : les fidèles implorent la paix et l’unité pour l’Église et toute la famille des hommes, et s’expriment leur amour mutuel, avant de participer au pain unique. » C’est tout cet ensemble : la prière “Seigneur Jésus-Christ”, que l’assemblée fait sienne en répondant “amen”, l’adresse de la paix par le président à l’assemblée, avec la réponse de celle-ci (véritable “dialogue” !) et l’invitation à se donner mutuellement la paix “dans la charité du Christ ” ! (Et nous rejoignons-là tout l’enseignement du Concile rappelé plus haut). La Présentation ajoute : « En ce qui concerne le rite de la paix, son mode sera décidé par les Conférences épiscopales, selon la mentalité et les mœurs des différents peuples. » Je n’ai pas trouvé de mandement sur ce sujet de la part de la Conférence épiscopale française. Sans doute parce que notre mentalité encore assez “latine” nous permet d’assumer et d’adapter les signes traditionnels d’affection, d’amitié et de communion. Dom Robert Le Gall, alors abbé de Ste Anne de Kergonan, écrit dans son « Dictionnaire de la Liturgie » : “Traditionnellement, le geste ou le signe de la paix est le « baiser de paix », qui, en soi, est le plus expressif ; comme un tel geste n’est pas possible avec tout le monde, d’autres signes de paix sont en usage. En ce domaine, une grande discrétion et un respect des habitudes d’autrui constituent le premier signe de paix à offrir” (p.190). L’édition 2000 de la PGMR, au n° 82, qui reprend le texte de 1969, l’exprime aussi avec cette nuance qui n’est pas sans intérêt pour la perception de ce “mystère” : « Vient ensuite le rite de la paix : l’Église implore la paix et l’unité pour elle-même et toute la famille des hommes, et les fidèles expriment leur communion dans l’Église ainsi que leur amour mutuel avant de communier au sacrement. » Et on ajoute ici : « Il convient cependant que chacun souhaite la paix de manière sobre et seulement à ceux qui l’entourent. » Ce qui, sans doute, tient compte d’une certaine expérience !

Les origines évangéliques du “rite de la paix” :

Il nous faut donc remonter aux premiers temps de l’Église pour retrouver toute la saveur chaleureuse et revigorer la richesse évangélique de ce rite du “don mutuel de la paix” au cours de l’Eucharistie. Par mode de transition, je cite Enrico Mazza : « À la fin du Notre Père avec son développement “Délivre-nous…”, a été ajoutée la doxologie de la Didachè :“car c’est à toi qu’appartiennent (…)”. Enfin, précédée de la prière qui demande au Seigneur le don de la paix, il y a l’invitation aux fidèles d’échanger le geste de la paix. On fait remonter l’usage liturgique du baiser de paix à Paul qui, dans ses lettres, dit aux fidèles de se saluer par un saint baiser (cf. Rm 1616 ; 1 Th 5.26-28). Comme les lettres étaient lues publiquement aux fidèles dans l’assemblée liturgique, il est permis de supposer qu’à la fin de la lettre, quand apparaissait l’exhortation au salut par un saint baiser, les fidèles répondaient à l’invite de Paul. C’est ainsi que le baiser de paix devint le rite conclusif de la liturgie de la parole. » (op. p.284) Cette dernière remarque nous invite également à nous pencher sur la “place” attribuée à ce rite au cours de l’Eucharistie. Mais pour le moment, remontons franchement à la source. Et puisqu’il vient d’être question de St Paul, écoutons-le : Rm. 16.16 -18 : « Saluez-vous les uns les autres d’un saint baiser. » Pour bien comprendre la portée de ce baiser, il faut lire aussi le contexte. Au verset suivant (17), il met en garde contre “ceux qui provoquent des divisions et des achoppements, en s’écartant de l’enseignement que vous avez reçu. Éloignez-vous d’eux. Oui, de tels hommes ne servent pas notre seigneur le Christ, mais leur ventre. Par des flatteries et de belles paroles, ils dupent les cœurs simples.” Bien entendu, à ceux-là on ne donne pas le baiser de paix : ce geste de communion y perdrait son sens ! 2 Co 13.12-13 : « Saluez-vous les uns les autres par un saint baiser. Tous les consacrés vous saluent. Que le chérissement du Seigneur Jésus, le Christ, l’amour de Dieu et la participation du Saint-Esprit soient avec vous tous. » Ici, la bénédiction de Paul à la fois se fait garante de cette paix, et en donne le critère “sélectif”. Penchons-nous un instant sur le contenu des termes employés : comment étaient-ils reçus par les destinataires, du temps de Paul (ou de Pierre : cf. 1 Pt 5.14). Même s’ils étaient d’usage courant, les termes employés sont chargés d’un contenu très fort. Ce que nous traduisons par « salutation » implique un geste de respect (Mt 23.7 : ceux qui aiment les salutations sur les places publiques et être appelés “Rabbi”) ; et même d’un chaleureux et bienveillant respect (Lc 1.29 : “Marie se demandait ce que pouvait signifier cette salutation”) . Respect chargé d’affection, d’amitié : Lc. 1.40.42.44 : Marie salue Elizabeth et, à cette salutation, l’Esprit révèle à Élisabeth la maternité divine de Marie ! Lorsque Paul emploie ce terme « saluez-vous », c’est toute cette “charge affective” que révèle ce terme. D’ailleurs en grec, le terme est privatif d’un mot qui signifie « être coincé, bloqué » : le substantif correspondant se traduit par « convulsion, agitation violente, épilepsie ». La salutation dont il est fait usage dans nos contextes est donc au contraire un geste tout ce qu’il a de plus ouvert, décontracté, chaleureux, affectueux, “à cœur grand ouvert”. Cette salutation contient (le mot l’indique en français) un souhait de bonne santé, de bien-être (ave, salve, salut) qui est contenu également, même si la formule est usée dans notre “bon jour”, “bonne nuit”. Quant au terme “eirhnh” que nous traduisons par « paix », il est donné comme le contraire, l’opposé de “polhmoV”, qui signifie « tumulte du combat, choc, lutte acharnée entre deux adversaires, guerre ». Tout cela pour bien définir le contenu du mot « paix ». C’est tout l’opposé de la lutte, de la guerre, du choc -des caractères comme des idées, des cultures, des mentalités, etc…-. Nous sommes très loin d’une fade entente sans caractère. C’est plus qu’une absence de division ; autant il y a d’agressivité, d’opposition, de refus dans cette “lutte acharnée”, ce “choc”, cette “guerre”, autant sinon plus doit-il y avoir de dynamisme, de ferveur, d’engagement personnel dans la construction d’une communion, d’une communauté d’idéal. N’est-ce pas, en un mot, ne faire plus qu’un, grâce et dans l’Évangile. Et cela donne bien toute sa valeur solide aux termes « amitié, affection, amour », pour citer les termes employés par Paul dans ses lettres.

Jean Chrysostome, commentant l’Épître aux Philippiens, souligne : « “Faites ce que vous avez entendu de moi, ou ce que vous avez vu” (Ph 9). C’est comme s’il (l’Apôtre) disait : Suivez mes exemples et mes paroles ; faites-le ; ne vous contentez pas de paroles, il faut des actes. “Et le Dieu de la paix sera avec vous. ” Si vous observez tous les préceptes, si vous êtes en paix avec tout le monde, vous serez tranquilles et en sûreté, n’ayant rien à craindre de fâcheux car lorsque nous avons la paix avec Dieu, et nous l’avons par la vertu, il est encore plus en paix avec nous » (Hom. XIV,2 s/ l’Ep. Aux Ph.). « Je ne vous demande qu’une seule chose, de chercher dans toutes vos actions la concorde et la paix (…). (…)Jeûner en ce temps-ci ou en celui-là, n’est pas assurément un crime ; mais déchirer l’Église, y entretenir la dispute, y semer la mauvaise intelligence, s’abstenir continuellement de l’assemblée sainte, voilà un crime indigne de pardon, et qui vous expose à un châtiment redoutable » (Cont. Jud. III,6).

On comprend dès lors que la lecture des lettres de St. Paul, en préparation de l’Eucharistie, aboutisse au baiser de paix qui réalise concrètement et solidement le commandement du Seigneur (Mt 5.23-24) : « Quand donc tu vas présenter ton offrande à l’autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande, devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère ; viens alors présenter ton offrande ».

Il nous faudrait relire ici en détail la Didachè, qui nous est un témoin de l’élaboration des rites de la célébration eucharistique. Ce rite est avant tout un sacrifice (Did. XIV,1.2.3). Et la mise en pratique du verset de Mt. cité plus haut, rend indispensable, pour offrir ce sacrifice, que l’assemblée soit pure, par respect de la grandeur, de la sainteté de Dieu. Avant la fraction, les chrétiens étaient tenus de confesser leurs péchés (Did. XIV,1), notamment contre l’unité. En effet, pour que le sacrifice offert à Dieu soit pur, il faut qu’il soit offert par des cœurs unis dans la charité, et où chacun remet aux autres les offenses. À l’image du Christ qui, offrant son Sacrifice, pardonna à ses bourreaux, et au bon larron. C’est à cette condition que le Sacrifice offert en Eucharistie peut remettre tous les péchés et restaurer notre communion avec le Père. La Tradition ne fera en somme qu’expliciter et normaliser ce rituel. Citons encore Jean Chrysostome : « C’est pourquoi pendant les mystères nous nous embrassons mutuellement, pour que nombreux nous soyons faits un, et pour que nous fassions couler nos prières communes pour les infirmes, pour les fruits de la terre, pour la terre et pour la mer ». (Hom. 78 s/ St. Jn). Et suit immédiatement le dialogue de la Préface !

La place du rite de paix dans la célébration eucharistique.

Comme le rappelle Paul De Clerk : « Le rite de paix, dans toutes les familles liturgiques, se situe avant la Prière Eucharistique, en conformité avec la recommandation de Jésus en Mt. 5. 23-24 ; il est placé là comme une exigence de réconciliation fraternelle, condition de participation authentique à l’Eucharistie. Seule la liturgie romaine l’a déplacé, pour le situer après la prière Eucharistique, comme un premier fruit de cette dernière. » (“Eucharistia”, p.341). Nous y reviendrons. Donnons maintenant quelques témoignages de cette pratique dans les premiers siècles de l’Église. Rien de tel pour un bain de jouvence, et pour revigorer un rite si beau mais qui risque, comme toute pratique, de s’affadir ! Les Constitutions Apostoliques (VIII, ch. 11,7) nous décrivent le baiser de paix après la prière Universelle. Celle-ci est très développée et très belle, c’est un modèle du genre. « Après ces prières, l’évêque saluait le peuple en disant :“La paix de Dieu soit avec vous tous” Le peuple répondait :“et avec votre esprit”. Le diacre ajoutait à haute voix : “Embrassez-vous et donnez-vous le saint baiser”. En même temps, les clercs saluaient l’évêque en lui donnant le baiser. Les laïques se le donnaient l’un à l’autre, les hommes aux hommes, les femmes aux femmes, en marque d’une parfaite réconciliation » (Hist. Gén. Des Auteurs sacrés, Paris 1865, t.II, p.596.). Il faut se rappeler toutefois, comme l’indiquent les mêmes Const. Apost. (II,7) qu’à l’entrée des fidèles dans l’église, on les rangeait par catégories : hommes, femmes, vierges, vieillards, enfants… Car à cette époque, le baiser se donnait sur les lèvres !

Clément d’Alexandrie (2° s.) nous enseigne, dans “le Pédagogue” : « Si nous sommes appelés au Royaume de Dieu, conduisons-nous d’une façon digne de ce Royaume, en aimant Dieu et le prochain. Or le critère de la charité n’est pas le baiser, mais les sentiments bienveillants. Les gens dont je parlais ne font entendre dans les assemblées que le bruit de leur baiser, sans avoir au-dedans d’eux l’amour lui-même. Bien plus, leur abus continuel de baiser a suscité des soupçons déshonorants et des calomnies, alors que le geste doit être “mystique”, - L’Apôtre l’a appelé “saint”- l’âme manifestant sa bienveillance par des lèvres chastes et closes, et c’est là surtout que l’on voit les sentiments affinés.(…) Il est donc clair pour nous que le baiser n’est pas la charité, car “la charité est de Dieu”. » (Pédag. XI, 81.2 ; 82.1).

Origène (±185- ±254) nous donne son témoignage, dans son commentaire sur l’Épître aux Romains (ch. XV,11) : « De cette parole et d’autres semblables est transmise aux églises la coutume que, après les prières, les frères se donnaient mutuellement le baiser de paix. L’Apôtre appelle “saint” ce baiser ; par ce qualificatif, celui-ci nous enseigne d’abord que ce sont des baisers chastes qui sont donnés dans l’église. Alors ensuite, ils ne sont pas simulés, comme le faisaient les juifs, qui donnaient un baiser des lèvres, alors que dans leur cœur ils fomentaient une trahison. Mais le baiser, d’abord avec fidélité, qu’il soit – comme nous l’avons dit – chaste, et alors ensuite que l’on ait la paix et la simplicité en soi-même dans une charité non feinte. »

Citer tous les auteurs anciens serait trop long. Mais Cyrille de Jérusalem représente bien la pensée du IV° siècle. Il faudrait relire la Cinquième Catéchèse Mystagogique, n°2-3 (SC 126, p.147-151.). On faisait sortir les catéchumènes et tous ceux à qui il n’était pas permis d’être présents à la célébration des saints mystères. Puis le diacre donnait l’eau au prêtre célébrant pour se laver symboliquement les mains ; « Ensuite le diacre annonce :“accueillez-vous les uns les autres, et saluons-nous mutuellement.” Ne pense pas que ce baiser soit du même genre que ceux qui se donnent sur la place entre amis ordinaires. Il n’y a rien de tel. Mais ce baiser unit les âmes entre elles, et il brigue pour elles l’absence de tout ressentiment. C’est pourquoi le Christ dit : “Si tu apportes ton offrande à l’autel (…)” Ainsi donc, ce baiser est réconciliation, et pour cette raison, il est saint, comme le bienheureux Paul le proclamait quelque part. »

Nous avons déjà fait allusion à St. Jean Chrysostome, mais il convient de lui laisser un peu plus de place, car il a souvent encouragé ses auditeurs à pratiquer avec ferveur et vérité le geste de la réconciliation : « Conservez-vous du ressentiment contre un ennemi ? Effacez ce ressentiment, éteignez cette haine, et vous trouverez à cette table salutaire votre propre pardon. Vous allez participer à un sacrifice saint et redoutable : vous avez sous les yeux le Christ égorgé. Pensez aux raisons pour lesquelles il s’est offert de la sorte. De quels mystères tu as été privé, ô Judas ! Le Christ a souffert volontairement pour renverser le mur de séparation et réunir les choses d’ici-bas aux choses d’en-Haut ; pour vous élever, vous, son ennemi et son adversaire, à la condition des anges. Ainsi le Christ donne sa vie pour vous et vous entretenez de l’inimitié contre un de vos pareils ! Mais il vous est impossible de vous avancer vers cette table de paix ! Le Seigneur n’a pas hésité à tout souffrir pour vous, et vous refusez de lui sacrifier votre ressentiment ! (…) Efforcez-vous donc avant toute chose de rétablir cette paix qui est la fin du sacrifice, et vous en recueillerez alors les avantages. Pourquoi le Fils de Dieu est-il venu sur terre, sinon pour réconcilier le genre humain avec son Père (…) Outre la paix qu’il nous a rendue, il nous proclame encore bienheureux si nous suivons son exemple. » (Hom. s/ la trahison de Judas, II, Bareille, III,456).

Donc, la place du baiser de paix avant l’offertoire était la plus répandue à cette époque. Pourtant en d’autres endroits, notamment à Rome et en Afrique, ce saint baiser de paix se donnait après le Notre Père et avant le partage du Corps et du Sang du Christ. Écoutons par exemple Tertullien (150-170 - ±230) : texte d’autant plus instructif qu’il est prononcé dans le contexte d’un encouragement doctrinal à la prière. « Quel moment (que l’oraison dominicale) est plus propice pour donner la paix à nos frères que celui où la prière monte vers Dieu avec la recommandation du jeûne, afin que, participant ainsi à notre œuvre, ils osent vivre avec leur frère dans la bonne intelligence de la paix et de la charité ? Quelle est la prière complète si elle n’est pas terminée par le baiser religieux ? En quoi la paix peut-elle nuire à celui qui rend à Dieu cet hommage ? Enfin, qu’est-ce qu’un sacrifice dont on se retire sans la paix ? (…) ». (Sur l’Oraison Dominicale, 18).

Venons-en à St. Augustin (354-430). Il décrit à des enfants les rites de la célébration de l’Eucharistie : « Aussitôt la consécration, nous récitons l’oraison Dominicale, qui vous a été enseignée et que vous avez récitée. Après cette oraison le prêtre dit : “la paix soit avec vous”, et les chrétiens se donnent un saint baiser. C’est le symbole de la paix, et ce que font les lèvres doit s’accomplir au fond du cœur ; de même que vos lèvres se rapprochent des lèvres de votre frère, ainsi votre cœur ne doit pas rester éloigné de son cœur. Quelle grandeur dans ces sacrements, et qui pourra dignement l’exprimer ?(…) Recevez donc ce sacrement avec cette pensée que vous devez avoir l’union dans le cœur, et votre cœur constamment élevé vers le ciel. (Sermon 227).

Un incident de parcours : l’usage de l’“instrument de paix” !

Nous avons déjà noté en passant qu ‘aux origines de l’Église et pendant plusieurs siècles, le baiser se donnait de bouche à bouche. St Jean Chrysostome en prenait occasion pour élever les âmes : « Nous sommes les temples du Christ. Aussi est-ce le vestibule de l’entrée du temple que nous baisons, quand nous nous embrassons les uns les autres… Car le Christ est entré par ces portes (que sont nos bouches), et il y entre encore, chaque fois que nous communions. »(Hom. s/ 2 Co. 13.12).

Mais cela explique aussi les mises au point de la part de certains Pères. Tant que les fidèles étaient rangés les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, les enfants à part, les infirmes, etc…il n’y avait pas trop de problème. Question d’us et de coutumes. De nos jours encore, les manifestations publiques d’amitié ou d’affection diffèrent parfois d’un pays à l’autre. Mais dans certaines régions justement, on ne pratiquait pas la séparation des sexes à l’église pendant les célébrations. Un évêque ira même jusqu’à morigéner de sa chaire les jeunes gens qui profitent du moment du baiser de paix pour aller le transmettre aux jeunes filles. Pour éviter les malentendus, on trouva une solution : l’invention de l’“instrument de paix”, ou “osculatoire”. Le mot n’est pas très élégant, certes, mais certaines réalisations artistiques de cet objet seront de très belles réussites ! Le baiser de paix fut d’abord remplacé par le baisement de la patène, qui est en contact étroit avec le Corps du Christ. Mais il fallait l’essuyer chaque fois, et cela prenait du temps. On inventa alors un objet nanti d’une poignée, que l’on présentait aux communiants en leur disant « la paix soit avec toi ». Et le communiant répondait soit « et avec ton esprit », soit « amen ! ». La noblesse du geste incita les artistes à faire de l’“instrument de paix” un objet décoratif qui honore le geste qu’il signifie. D’où ces “symboles de paix”, ou “osculatoires”. « Le baiser de paix était à l’origine une tablette d’ivoire sculptée enchâssée dans une monture d’orfèvrerie et munie d’une tige ou d’une poignée à sa partie postérieure. On en fit, par la suite, des matières les plus diverses : or, argent, fer ; puis l’objet tout entier fut en métal, la plaque étant généralement gravée ou émaillée, tandis que le cadre était ciselé, sculpté, orné de pierreries. » (Carletta Dubac. Dict. Prat. des Conn. Rel., col 603-604). L’auteur nous apprend que les graveurs florentins du XII° siècle firent de très belles “paix” en argent niellé. Le sujet de la décoration en était le plus souvent une Crucifixion, soit le Christ seul, soit avec à droite et à gauche la Vierge et St Jean. Ou bien en diptyque une Crucifixion et une Résurrection, ou une Vierge à l’Enfant, une Vierge en Assomption, etc… Nous avons connu jadis l’usage de ces “instruments de paix” qui ont été remisés après Vat. II et sont désormais enfouis dans les greniers des monastères. Les jeunes générations ignorent même parfois jusqu’à leur existence et le lieu de leur relégation.

La tradition du baiser de paix dans le monde monastique :

L’exercice de la vie commune, même chez les ermites qui vivent en une même région, donne une grande place aux gestes de réconciliation, car le support mutuel, l’acceptation réciproque y sont souvent d’une pratique plus délicate. St. Séraphim de Sarov (1759-1833) encourage ses disciples à garder la paix de l’âme : « De toutes nos forces il faut s’appliquer à sauvegarder la paix de l’âme et à ne pas s’indigner quand les autres nous offensent. Il faut s’abstenir de toute colère et préserver l’intelligence et le cœur de tout mouvement inconsidéré ».(Les Instructions spirituelles, Ed. Bell.,p.198). Et il dit ailleurs : « Le baiser de paix ne sert pas seulement à refaire la paix avec notre frère, mais à retrouver en vous-même la paix du cœur… » Si nous remontons aux sources des Règles monastiques, nous ne pouvons passer sous silence l’enseignement de Cassien (365-435) qui, dans sa seizième Conférence, traite de l’ “Amitié”. (SC 54, p.222-247). Là se retrouvent le fondement et le type idéal de l’unité des moines, qu’ils soient en communauté ou ermites vivant à proximité les uns des autres, sous le même supérieur. « Parmi tous les différents types d’amitié, il ne s’en trouve qu’une seule qui soit indissoluble : c’est celle qui a pour principe, non la faveur qu’une recommandation concilie, ni la grandeur des services ou des bienfaits reçus, ni quelque contrat, ou l’irrésistible poussée de la nature, mais la seule ressemblance de la vertu. C’est là, dis-je, l’amitié qu’aucun accident ne rompt, que la distance ou le temps ne peuvent effacer. (…) Aussi bien, nous en avons connu beaucoup dans notre profession qui, après s’être liés, par amour pour le Christ, de la plus chaude amitié, n’ont pas su la conserver toujours sans rupture. »

Voilà le fondement idéal de la bonne entente. Mais, hélas, l’homme – fut-il moine – reste un homme, et des dissensions, des frottements, voire des ruptures, se produisent. Et nous ne pouvons, si nous sommes de vrais disciples du Christ, en prendre notre parti : « L’Évangile nous ordonne de faire réparation à nos frères courroucés même pour une inimitié passée, sans profondeur au surplus, et née de causes futiles. Nous cependant, devant des colères toutes fraîches, et bien autrement sérieuses, et dues à notre faute, nous affectons obstinément avec mépris de ne pas voir ! Que sera-t-il fait de nous, malheureux ? » (SC 54, p.236).

Les exemples ne lui manquent pas. Il vaut la peine de relire ce passage qui nous permet de redonner à notre baiser de paix, au cours de l’Eucharistie quotidienne, toute sa saveur évangélique : « Nous avons reconnu chez quelques frères une obstination et une dureté singulières. Se sentent-ils émus contre leur frère, ou l’esprit de leur frère excité contre soi, ils s’appliquent à dissimuler la tristesse produite en leur âme, soit par leur propre émotion, soit par celle d’autrui. Et tout en s’éloignant de ceux qu’ils auraient pu apaiser par une humble satisfaction et de douces paroles, ils se mettent à chanter quelques versets des psaumes. Ils pensent calmer par ce moyen l’amertume conçue dans leur cœur. Mais ce beau dédain ne fait qu’augmenter un feu qu’ils auraient pu éteindre sur-le-champ, s’ils eussent consenti à montrer plus de scrupuleuse sollicitude et d’humilité, en sorte qu’un repentir opportun guérît à la fois leur propre blessure et adoucît l’esprit de leur frère. En agissant comme ils font, ils caressent et nourrissent leur pusillanimité, ou mieux leur superbe, plutôt qu’ils n’extirpent le foyer des querelles, oublieux de ce commandement du Seigneur (…) “ S’il vous souvient que votre frère a quelque chose contre vous (…) ” (Mt 5.23-24). »

Il faudrait relire toute cette Conférence XVI, qui revient plusieurs fois sur ce sujet. Mais venons-en maintenant à la Règle du Maître (SC 105-106-107), qui sera un autre pédagogue pour notre Père St. Benoît. Dans sa Règle, Pacôme lui-même met le doigt sur cette fragilité de l’homme, fut-il donné à Dieu par sa profession ! « Le moine qui garde de l’inimitié pour un de ses frères, même si c’est une personne dans le monde, c’est le Christ lui-même qu’il déteste, et son offrande n’est pas digne non plus d’être reçue à l’église jusqu’à ce que revienne l’amour ; et qu’il ne communie pas non plus ! » (Ed. Lefort. Museon 40, p.61). St. Basile, dans ses « Petites Règles » ne craint pas d’entrer dans les détails, car “il sait ce qu’il y a dans l’homme” : « Q.40 : Si un frère en attriste un autre, comment faut-il qu’il se corrige ? R. : S’il l’a contristé dans le sens dont parle l’Apôtre :“vous avez été attristés selon Dieu, ainsi la peine que je vous ai causée ne vous a nullement été désavantageuse”, ce n’est pas à celui qui a causé cette peine à s’amender, mais à celui qui l’éprouve à montrer quelles sont précisément les propriétés de la tristesse selon Dieu. Mais s’il l’a contristé pour des choses indifférentes, qu’il se souvienne des paroles de l’Apôtre : “si tu attristes ton frère pour une question de nourriture, tu ne te conduis pas selon la charité”. Reconnaissant ainsi sa faute, qu’il obéisse à l’avertissement du Seigneur :“Si tu portes ton offrande à l’autel, et que là, tu te souviennes…(Mt 5.23-24) ».(Ed. Maredsous 1969, p. 195)

Et dans la Liturgie dite de St. Basile, nous trouvons cette très belle prière, qui est tout à fait adaptée à notre sujet : « Dieu grand et éternel,( …) remplis par ton bon plaisir notre cœur de ta paix, et purifie-nous de toute tache et inimitié, de toute fraude, de tout mal, et de tout souvenir mortel des injures. Fais, Seigneur, que tous nous soyons dignes de nous embrasser les uns les autres dans un saint baiser, et que nous y participions de telle sorte que, au jour du jugement, tu ne nous repousses pas de ton immortel et céleste don. Par Jésus-Christ notre Seigneur. »

Quant à St. Benoît, il reprendra assez précisément les enseignements du Maître, comme l’a si bien montré le père Adalbert de Vogüé dans son « Commentaire spirituel et doctrinal » de la Règle de St Benoît (Cerf, 1977). Le chap. IV de la RB se réfère explicitement au chap. III de la Règle du Maître : citer l’un renverra donc à l’autre ! On lit en effet en RM III « 24 : Ne pas accomplir l’acte qu’inspire la colère, 25 : Ne pas réserver un temps pour le courroux, 26 : Ne pas entretenir de tromperie dans son cœur, 27 : Ne pas donner une paix que l’on sait mensongère, 28 : Rester fidèle à son frère, 31 : Ne pas se départir de la charité. » Au chap. XIII, « comment traiter un frère excommunié », la Règle du Maître souligne : « 13. Judas, par un faux baiser de paix, mit en branle la persécution contre le Seigneur. » Mais surtout, le baiser de paix sera le signe de l’union des uns avec les autres. On donne le baiser de paix aux semainiers de la cuisine qui entrent en fonction, au lecteur de semaine pour le réfectoire :“Après qu’on aura dit le verset et que l’abbé aura conclu, il donnera la paix d’abord à l’abbé, puis à tous ”. Il y a également des circonstances très fraternellement savoureuses, par exemple, - chap. XXV- le dernier jour du service des semainiers de la table, on confectionne un gâteau béni, avec les miettes de pain de la semaine. « Après une prière de l’abbé, ils lui donneront la paix ainsi qu’à leurs prévôts, et à toute la communauté ; puis l’abbé bénit le gâteau, en mange une cuillerée et en met une dans la bouche de chacun des frères » (avec la même cuiller !). Lorsque des frères se séparent au cours d’un voyage, ils doivent se saluer, prier en commun et se donner la paix « sinon ils s’excommunient et s’écartent de la charité ».

On donnera le baiser de paix (après la prière en commun, toujours !) aux frères étrangers qui visitent la communauté, à ceux que l’on rencontre au cours d’un voyage. Ici, le Maître se réfère à l’exemple de Paul et d’Antoine, moines ermites, mais en fait il renverse l’ordre de ceux-ci qui saluaient et donnaient la paix d’abord, et invitaient ensuite à la prière. Mais il en explicite la portée (que reprendra textuellement St. Benoît) : ce, afin d’éviter les maléfices du démon. Et il l’enrichit de cette signification : il convient de rendre grâces d’abord au Seigneur par une oraison, car c’est lui qui a accordé aux frères de se rencontrer ou de se revoir comme ils le souhaitaient ! Diverses occasions seront encore marquées par cet échange du baiser de paix : le départ d’un postulant (ch.87), la profession d’un frère (ch. 89), l’ordination d’un nouvel abbé (ch. 93). Et là, lorsque celui-ci est installé dans sa stalle, par signe d’allégeance, les frères viennent lui baiser les genoux. Notons que pratiquement dans chacune de ces occasions, cet échange du baiser de paix revêt un caractère quasiment liturgique, selon un rituel bien établi et fruit d’une longue expérience. Comme nous l’avons souligné plus haut, St. Benoît ne fera que reprendre et les pratiques et surtout l’esprit du Maître. Jetons un coup d’œil plus à l’Orient, sur les rites utilisés par les moines, cénobites et ermites, de ces régions... Dans la correspondance du “Grand Vieillard”, Barsanuphe de Gaza, nous trouvons cette salutation d’adieu : « Que la grâce de Dieu demeure avec toi jusqu’à ton dernier souffle. Je t’embrasse d’un saint baiser, je t’embrasse dans le Saint Esprit, en te demandant de prier pour moi, par charité » (SC 468, n°826, p.303). Un des disciples de Barsanuphe, Dorothée de Gaza (V°-VI° s.), reprend le sujet dans sa lettre n° 2 : « § 184- Si un frère te résiste et que tu es troublé à ce moment-là, garde ta langue pour ne rien lui dire avec colère, et ne laisse pas ton cœur s’exciter contre lui. Souviens-toi plutôt qu’il est un frère, un membre dans le Christ, et une icône de Dieu menacée par notre ennemi commun. Aie pitié d’elle de peur que le diable ne s’en empare sous le coup de la colère, ne la mette à mort par la rancune, et qu’une âme pour qui le Christ est mort (cf. 1 Co 8.11) ne périsse à cause de notre négligence. Souviens-toi que tu es soumis, toi aussi, au même jugement de la colère. Que ta propre faiblesse te rende compatissant pour ton frère. Rends grâces de trouver une occasion de pardonner, afin que toi aussi tu obtiennes le pardon de Dieu pour des fautes plus grandes et plus nombreuses.(…) § 186- Si ton trouble persiste, fais violence à ton cœur, et prie (…). Le cœur apaisé par cette prière, tu peux ensuite avec prudence et humilité, selon le précepte de l’Apôtre, reprendre, blâmer, exhorter (II Tim. 4.2), et avec compassion soigner et redresser ton frère, tel un membre malade. Alors le frère, de son côté, recevra la correction en toute confiance, condamnant lui-même sa dureté. Par ta propre paix, tu auras pacifié son cœur (Mt 11.29). Car il faut avant tout prendre soin de garder un état paisible, en sorte que le cœur ne se trouble pas, même pour de justes motifs ou à propos d’un commandement, dans la conviction que nous accomplissons tous les commandements en vue de la charité et de la pureté du cœur. Traitant ainsi ton frère, tu entendras la voix divine te dire : “si tu sépares ce qui est précieux de ce qui est vil, tu seras comme ma bouche” (Jér. 15.19) » (SC 92, p.503).

Au VII°-VIII° siècle, la valeur “monastique” du baiser de paix se transmet fidèlement. À titre d’exemple, Anastase le Sinaïte, qui dit dans son “oratio de Synaxi” : « Le prêtre, après la consécration du sacrifice non sanglant élève bien haut le pain de Vie. Et derrière, pur de toutes choses, libre de tout ressentiment des injustices (ou injures), tu as dit avec ceux qui tendent à Dieu : “remettez-nous nos dettes comme nous les remettons …”. Pour cette raison vous vous êtes embrassés mutuellement en un baiser de paix. »

Plus tard, Siméon le Studite (917 ?-986 ?), dans son Discours Ascétique, encourage ses disciples dans le même sens : « n°11- Aimer (tes frères) tous également mais regarder ceux qui sont pieux et qui luttent comme des saints, et prier intensément pour ceux qui sont négligents comme moi. Du reste, comme nous l’avons expliqué plus haut pensant que tous sont saints, hâte-toi de te purifier de tes passions par les pleurs, pour qu’illuminé par la grâce, tu les estimes tous également et que tu obtiennes la béatitude des cœurs purs. n° 12- Te garder de jamais recevoir la communion, si tu as ne fut-ce que l’assaut d’une mauvaise pensée contre quelqu’un, tant que tu n’auras pas fait ta réconciliation par la pénitence. D’ailleurs, cela aussi, la prière te l’apprendra. » (SC 460, p.85).

Et sans prétendre faire une inclusion, cela me remet en mémoire cette aimable perle du grand starets St. Séraphim de Sarov : « Quand l’homme reçoit dans son cœur quelque chose de divin, il se réjouit ; quand c’est quelque chose de démoniaque – il est troublé. » (Les Instructions Spirituelles. Ed Bell. 1979, p.199). Même si cela nous oblige à faire un saut en avant de plusieurs siècles, il nous serait agréable de clore cette étude par une citation de St. Bernard ! Dans son 2° sermon sur le Cantique, n° 6, il s’exclame avec chaleur : « Tandis que (les Prophètes) annonçaient la paix et que l’auteur de la paix tardait à venir, la foi du peuple chancelait.(…) Aux annonces de paix, la voix du peuple répliquait : Jusques à quand tiendrez-vous nos âmes en suspens ? Voici longtemps que vous prédisez la paix, mais elle ne vient pas. Vous promettez la prospérité et c’est encore le désordre. Les anges ont porté à nos pères cette nouvelle de bien des manières et sur tous les tons. Et nos Pères nous la répétaient : paix ; or il n’y a point de paix ! Si Dieu veut que je croie encore aux assurances qu’il nous a données de sa bonne volonté par une ambassade aussi fournie, “qu’il me baise des baisers de sa bouche”, et me donne ainsi un signe de paix qui m’assure de la paix. »

Conclusion

Après ce long parcours, inutile de s’étendre davantage. Un texte de Jean Mouroux me semble éclairer et synthétiser un peu notre recherche : « Parce que le Christ s’est mystérieusement identifié à tous les hommes, tout visage humain est un visage du Christ ; nous pouvons et nous devons le déchiffrer et le reconnaître. Et parce que, à travers le visage du Christ, transparaît le visage du Père, la redécouverte du Christ à travers le visage humain nous entraîne à la découverte du Père. Dès lors aimer l’homme, c’est en réalité aimer un frère en Jésus-Christ et un fils du Père ; c’est aimer l’homme afin d’aimer Dieu. Cet “afin” n’est pas une façon de télescoper l’amour de l’homme, ni de le dévaloriser : il indique la façon exacte dont il faut l’aimer. Parce que l’amour créateur porte sur le centre de l’homme, sur le sens de son existence, sur sa vocation personnelle, sur ses valeurs les plus intérieures, bref sur ce sujet qu’il est devant Dieu, aimer l’homme comme Dieu le veut, c’est l’aimer dans sa vérité la plus profonde, c’est ratifier, soutenir, purifier son élan le plus radical. C’est aimer son frère à travers son apparaître, collaborer à sa vocation unique à travers sa situation changeante, afin de la faire réussir dans la communion avec sa fin dernière. » (op. cit.p. 199).

Si dans notre baiser de paix, notre “geste” est vraiment le “signe” de cette paix qui vient du Seigneur lui-même (et alors on ne peut plus tricher !), il est vraiment évangélique et, par là même, la mise en pratique de ce programme annonce la résolution de toute violence, de toute agression, de toute violation. Alors qu’il était encore archevêque de Marseille, le Cardinal Roger Etchegaray rédigeait à l’avantage de ses diocésains une « Prière pour “gagner la paix ” ». ‘Qu’il est difficile de gagner la paix !’ répète-t-il. Mais il ajoutait justement : « Qu’il est difficile d’accueillir l’Évangile de la Paix ! De quelque côté que l’on se trouve, à l’ouest ou à l’est. Dans une jungle de fauves aux dents de fusées, comment faire comprendre que perdre son âme est encore plus dangereux que de laisser sa peau ? Seigneur, donne-moi la force d’aider ceux qui puisent la sève des béatitudes à briser la logique absurde et la spirale infernale de la violence ! » (op. cit., p.47)

Quelle profondeur de sens toute cette réflexion apporte au simple mouvement qui nous porte vers notre prochain pour accomplir envers lui un geste de paix. « Que le Seigneur fasse croître et abonder l’amour que vous avez les uns pour les autres et pour tous. Qu’il affermisse ainsi vos cœurs dans une sainteté irréprochable devant Dieu votre Père. » (1 Th 3.12-13).

Bibliographie : Bibliothèque des Pères de l’Église, 1828 (cf aux rubriques des Pères de l’Église cités ici). Histoire générale des Auteurs Sacrés. Dom Rémy Cellier, 2° éd. ; L. Vivès, Paris 1865 (cf aux rubriques des Pères de l’Église cités ici). Dictionnaire des Antiquités Chrétiennes. Hachette, Paris, 1889. p.76-77. F. Cabrol. Baiser. DACL, III. Letouzey, 1907, col.117-130. J. Bricout. : Dictionnaire Pratique des Connaissances Religieuses. Ed. Letouzey, Paris 1925, tome 1. Baiser de paix :Art , par C. Dubac ; Liturgie ; par P. Paris. Col. 603-605. A.Michel. Messe. DTC X, Letouzey 1928, col866-867 ; 897 ss. F. Zorell. Lexicon Graecum N.T. Lethielleux, Paris, 1931 : jilhma , aspasmoV , aspazomai , eirhvh , agapaw , agaph. Dom Vital Lehodey. Directoire Spirituel à l’usage des Cisterciens Réformés ou de la Stricte Observance. Bricquebec,1931, p. 468. R. Lesage. Baiser de paix. Catholicisme, tome I, 1948, col. 1171-1172 J.A. Jungmann :Missarum Solemnia, tome III. Théologie, n° 21 ; Aubier 1953, « Pax Domini et baiser de paix » ; p. 249-260. Noter l’abondance des notes au bas de chaque page, qui prennent souvent plus de place que le texte lui-même ! J.M. Tillard. L’Eucharistie, Pâque de l’Église. Unam Sanctam 44, Cerf 1964, p. 114-116. J. Mouroux. La dignité de la personne humaine. Unam Sanctam, n° 65b, p. 199-200. Ad. De Vogüé. La Règle de St. Benoît, tome II : Commentaire historique et critique, SC 186, 1971. Chap. II : de la réception des hôtes, p. 1257-1258 Dom Robert Le Gall. Dictionnaire de Liturgie. C.L.D. 1982, “baiser”, p.42 et « paix”, p.190. R. Cabié :L’Eucharistie. Le baiser de paix. L’Église en Prière, tome II ;Desclée, 1983, p. 132-133. Roger Etchegaray. J’avance comme un âne… Fayard 1984, Enrico Mazza. L’action eucharistique. Coll. « Liturgie », n° 10, Cerf 1999, p. 284-285 Encyclopédie « Eucharistia ». Cerf 2002. Maurice Brouard. Les rites de communion, p. 340-341.

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