mercredi 17 août 2011, par
Ce frère au parcours chaotique, jalonné de grandes contrariétés, était doué d’un véritable talent poétique. Entré à Timadeuc en 1937, à l’âge de 26 ans, il ne fut pas proposé à la profession – en d’autres mots, on estima qu’il n’était pas apte à prononcer des vœux publics. Il opta alors, en 1939, pour le statut d’oblat-convers dans un autre monastère trappiste, en Loire Atlantique.
Vint la guerre et la défaite. Démobilisé, F. Donatien voulu retourner à Timadeuc, son monastère d’origine. Pour diverses raisons, la greffe ne prit pas ; il dut partir à Melleray, puis de Melleray fut envoyé à la Trappe, où il arriva en 1947.
« Ce n’était pas de son plein gré et il m’a dit que pendant longtemps il s’était senti comme un hôte dans la communauté », nous raconta dom Marie-Gérard Dubois. En 1978 toutefois (à 67 ans et après 41 ans de Trappe !) il demanda à retourner au noviciat en vue de faire profession, ce qui lui fut refusé. Il réitéra en 1986, et essuya un nouveau refus. Ainsi rebuté, il ne se révolta pas, mais se raccrocha à son ultime possibilité : prononcer ses vœux monastiques in articulo mortis – désir qu’il exprima une dernière fois au P. abbé la veille de sa mort. On voit par là combien son désir avait été purifié, à l’image d’un saint Benoît Labre, refusé en 1767 à l’entrée au noviciat de La Trappe.
À quoi s’occupait-il au monastère ? Dans les derniers temps, il travailla au poulailler, comptant les œufs avec la plus grande exactitude, tant pour le magasin que pour la cuisine. « Mes poules, ce sont mes filles », disait-il. Il fut aussi chargé de la petite porcherie, qu’il confia à F. Tarcisius quelques mois avant sa mort, du fait que ses jambes ne « faisaient plus l’office ». Mais les emplois qu’il occupa le plus longtemps furent ceux de boulanger, d’octobre 1960 à mars 1971, et de « meunier », à partir de 1971. La tâche du meunier consistait à surveiller les semences et les récoltes engrangées et à préparer les mélanges de grain pour l’alimentation du bétail. Lorsque les silos se transportèrent près de l’étable, F. Donatien en fut déchargé. Il n’en continua pas moins à se rendre utile, tournant et circulant de son pas boitillant, toujours là pour vous dénicher l’outil ou le bout de ficelle nécessaires.
Il aimait raconter ses heures de gloire : l’année passée à Cîteaux, par exemple, durant laquelle il assista F. Marcel dans sa découverte du tombeau d’Alain de Lille. L’installation de la statue de N.-D. de la Confiance en 1947 au sommet de la colline, à laquelle il apporta son concours, sous la direction du P. Marie-Bernard, dont « il comptait les puces lorsqu’il lui servait la messe »... Notre frère, sans être de Marseille, en rajoutait souvent en toute bonne foi...
En dépit de cet abord plutôt expansif et jovial, il avait un fond de pessimisme et regrettait facilement « les temps d’autrefois ». Plus profondément encore... et à son propre insu, c’était un mystique. À preuve, l’un des rares poèmes qui nous ait été conservé de lui :
Ce que me dit mon crucifixCe qu’il me dit, d’abord, en sa douleur extrême,Le divin Flagellé de l’arbre de la Croix,C’est un mot, à lui seul plus grand qu’un grand poëmeLe mot qui remplit tout, ciel et terre à la fois,Mon crucifix me dit : Je t’aime !Et je songe aux bourreaux obstinés à meurtrirTous ses membres, à les marbrer de leurs injures.Innocent, il s’immole ; il souffre pour guérir,Dans le bain rédempteur de son sang, mes blessures,Il me dit : Apprends à souffrir !Quand sur mon âme l’épreuve a plaqué son nuage,Quand, des projets joyeux, des rêves caressésEt du but entrevu s’envole le mirageLaissant l’épave après les beaux espoirs passés,Mon crucifix me dit : Courage !Si le doute parfois m’envahit et m’endort,Tel un philtre subtil qui dissout l’énergie ;Si je flotte indécis dans le bien, sans ressortPour chasser du plaisir l’attirante magie,Mon Christ me dit : Crois et sois fort !Lorsque la maladie acerbe, avec démenceSur mon corps alangui met son triste appareil,Que je suis labouré par l’amère souffrance,Que les jours sont sans fin et les nuits sans sommeil,Mon crucifix me dit : Patience !Si des cœurs égarés acharnés contre moiDéchaînent sur mes pas l’horrible calomnie,Si mes amis d’hier dont j’escomptais la foiS’écartent aujourd’hui du sillon de ma vie,Mon crucifix me dit : Tais-toi !Lorsque le démon acharné trouble mon esprit,Que la nature révoltée excite mes sens,Que le monde moderne, plein de joies vives, ritDes pénitences, des mortifications des sens,Mon crucifix me dit : Prie !Quand la hideuse mort de sa faulx de mégèreCouche des frères chers moissonnés sous mes yeux,Quand je pose au chœur désormais solitaireLe « pourquoi » désolé des suprêmes adieux,Mon crucifix me dit : Espère !
N.-D. de la Grande Trappe, 20 déc. 1948